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Le léger trouble d’esprit qui suivit ces heureux débuts de ma vie littéraire se dissipa très vite. À l’effervescence excitée par une production prompte, entraînante, presque irréfléchie, succéda un grand calme, je veux dire un moment de sang-froid et d’examen singulièrement lucide. Il y avait en moi un ancien moi-même dont je ne vous parle plus depuis longtemps, qui se taisait, mais qui survivait. Il profita de ce moment de répit pour reparaître et me tenir un langage sévère. Je m’en étais complètement affranchi dans mes entraînemens de cœur. Il reprit le dessus dès qu’il s’agit de choses plus discutables, et se mit à délibérer froidement les intérêts plus positifs de mon esprit. En d’autres termes, j’examinai posément ce qu’il y avait de légitime au fond d’un pareil succès, ce qu’il fallait en conclure, s’il y avait là de quoi m’encourager. Je fis le bilan très clair de mon savoir, c’est-à-dire des ressources acquises et de mes dons, c’est-à-être de mes forces vives ; je comparai ce qui était factice et ce qui était natif, je pesai ce qui appartenait à tout le monde et le peu que j’avais en propre. Le résultat de cette critique impartiale, faite aussi méthodiquement qu’une liquidation d’allaires, fut que j’étais un homme distingué et médiocre.

J’avais eu d’autres déceptions plus cruelles, celle-ci ne me causa pas la plus petite amertume. D’ailleurs c’était à peine une déception.

Beaucoup de gens auraient jugé cette situation plus que satisfaisante. Je la considérai tout différemment. Ce petit monstre moderne qu’Olivier nommait le vulgaire, qui lui faisait une si grande horreur, et qui le conduisit vous savez où, je le connaissais, tout comme lui, sous un autre nom. Il habitait aussi bien la région des idées que le monde inférieur des faits. Il avait été le génie malfaisant de tous les temps, il était la plaie du nôtre. Il y avait autour de moi des perversions d’idées dont je ne fus pas dupe. Je ne regimbai point contre des adulations qui ne pouvaient plus en aucun cas me faire changer d’avis ; je les accueillis comme la naïve expression du jugement public à une époque où l’abondance du médiocre avait rendu le goût indulgent et émoussé le sens acéré des choses supérieures. Je trouvais l’opinion parfaitement équitable à mon égard, seulement je fis à la fois son procès et le mien.

Je me souviens qu’un jour j’essayai une épreuve plus convaincante encore que toutes les autres. Je pris dans ma bibliothèque un certain nombre de livres tous contemporains, et, procédant à peu près comme la postérité procédera certainement avant la fin du siècle, je demandai compte à chacun de ses titres à la durée, et surtout du droit qu’il avait de se dire utile. Je m’aperçus que bien peu remplissaient la première condition qui fait vivre une œuvre, bien peu étaient nécessaires. Beaucoup avaient fait l’amusement