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tours, ses dômes, ses flèches, où les étoiles avaient l’air d’être allumées comme des fanaux, et le Paris du centre sommeillait confusément, étendu sous des brumes. Ce silence et cette solitude portèrent au comble le sentiment subit qui me venait de la vie, de sa grandeur, de sa plénitude et de son intensité. Je me rappelais ce que j’avais souffert, soit dans les foules, soit chez moi, toujours dans l’isolement, en me sentant perdu, médiocre, et continuellement abandonné. Je sentis que cette longue infirmité ne dépendait pas de moi, que toute petitesse était le fait d’un défaut de bonheur. — Un homme est tout ou n’est rien, me disais-je. Le plus petit devient le plus grand ; le plus misérable peut faire envie ! — Et il me semblait que mon bonheur et mon orgueil remplissaient Paris.

Je fis des rêves insensés, des projets monstrueux, et qui seraient sans excuses s’ils n’avaient pas été conçus dans la fièvre. Je voulais voir Madeleine le lendemain, la voir à tout prix. Il n’y aura plus, me disais-je, ni subterfuges, ni déguisemens, ni habileté, ni barrières qui prévaudront contre ce que je veux et contre la certitude que je tiens. J’avais toujours à la main ces fleurs brisées. Je les regardais, je les couvrais de baisers ; je les interrogeais comme si elles avaient gardé le secret de Madeleine ; je leur demandais ce que Madeleine avait dit en les déchirant, si c’étaient des caresses ou des insultes… Et je ne sais quelle sensation effrénée me répondait que Madeleine était perdue, que je n’avais plus qu’à oser !

Dès le lendemain, je courus chez Mme de Nièvres. Elle était sortie. J’y revins les jours suivans : Madeleine était introuvable. J’en conclus qu’elle ne répondait plus d’elle-même, et qu’elle recourait aux seuls moyens de défense qui fussent à toute épreuve.

Trois semaines à peu près se passèrent ainsi, dans une lutte contre des portes fermées et dans des exaspérations qui faisaient de moi une sorte de brute égarée, entêtée contre des barrières. Un soir on me remit un billet. Je le tins un moment fermé, suspendu devant moi, comme s’il eût contenu ma destinée.

« Si vous avez la moindre amitié pour moi, me disait Madeleine, ne vous obstinez pas à me poursuivre ; vous me faites mal inutilement. Tant que j’ai gardé l’espoir de vous sauver d’une erreur et d’une folie, je n’ai rien épargné qui j)rit réussir. Aujourd’hui je me dois à d’autres soins que j’ai trop oubliés. Faites comme si vous n’habitiez plus Paris, au moins pour quelque temps. Il dépend de vous que je vous dise adieu ou au revoir. »

Ce congé banal, d’une sécheresse parfaite, me produisit l’effet d’un écroulement. Puis à l’abattement succéda la colère. Ce fut peut-être la colère qui me sauva. Elle me donna l’énergie de réagir et de prendre un parti extrême. Ce jour-là même, j’écrivis un ou deux billets pour dire que je quittais Paris. Je changeai d’ap-