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turée dans une partie de Paris qui devait être le bout du monde pour Mme de Nièvres.

— Je vais à deux pas d’ici, me répondit-elle avec un peu d’embarras, faire une visite.

Elle me nomma la personne chez qui elle allait.

— Que je sois reçue ou non, reprit-elle aussitôt, séparons-nous. Il est bon qu’on ne nous voie pas ensemble. Il n’y a plus rien d’innocent dans vos démarches. Vous avez fait de telles folies que désormais c’est à moi d’être prudente.

— Je vous quitte, lui dis-je en la saluant.

— À propos, reprit Madeleine au moment où je m’éloignais, je vais ce soir au théâtre avec mon père et ma sœur : il y a une place pour vous, si vous la voulez.

— Permettez,… lui dis-je en ayant l’air de réfléchir à des engagemens que je n’avais pas, ce soir je ne suis pas libre.

— J’avais pensé,… ajouta-t-elle avec la douceur d’un enfant pris en faute, j’espérais…

— Cela me serait tout à fait impossible, répondis-je avec un sang-froid cruel. — On eût dit que je prenais plaisir à lui rendre caprice pour caprice et à la torturer.

Le soir, à huit heures et demie, j’entrais dans sa loge. Je poussai la porte aussi doucement que possible. Madeleine eut le sentiment que c’était moi, car elle affecta de ne pas même tourner la tête. Elle resta tout entière occupée de la musique, les yeux attachés sur la scène. Ce fut seulement au premier repos des chanteurs que je pus m’approcher d’elle et la forcer à recevoir mon salut.

— Je viens vous demander une place dans votre loge, lui dis-je en la mettant de moitié dans une fourberie, à moins que cette place ne soit réservée à M. de Nièvres.

M. de Nièvres ne viendra pas, répondit Madeleine en se retournant du côté de la salle.

On donnait un immortel chef-d’œuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de fête. L’auditoire éclatait en applaudissemens frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d’esprits lourds ou de cœurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d’inspiré. Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à deux pas de nous. Il s’y tint un moment dans l’attitude recueillie et un peu gauche d’un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce