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de la vie des idées à vous on dégoûter dès le premier jour où l’on y met le pied. De plus ils sont inséparables, et c’est un couple hideux que tout le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop jeunes ! Moi, je les ai toujours connus. Ils étaient au collège, et c’est là peut-être que tu as pu les apercevoir ; ils n’ont pas cessé de l’habiter un seul jour pendant les trois années de platitude et de mesquineries que j’y ai passées. Permets-moi de te le dire, ils venaient quelquefois chez ta tante et aussi chez mes deux cousines. J’avais presque oublié qu’ils habitaient Paris, et je continue de les fuir, me jetant dans le bruit, dans l’imprévu, dans le luxe, avec l’idée que ces deux petits spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne m’y suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de passions soi-disant mortelles ; je connais leurs habitudes homicides, et j’en ai peur…

Il continua de la sorte sur un ton demi-sérieux qui contenait l’aveu d’incurables erreurs, et me faisaient vaguement redouter des découragemens dont vous connaissez l’issue. Je le laissai dire, et quand il eut fini : — Iras-tu prendre des nouvelles de Julie ? lui dis-je.

— Oui, dans l’antichambre.

— La reverras-tu ?

— Le moins possible.

— As-tu prévu ce qui l’attend ?

— J’ai prévu qu’elle se mariera avec un autre, ou qu’elle restera fille.

— Adieu, lui dis-je, bien qu’il n’eût pas encore quitté ma chambre.

— Adieu, me dit-il.

Et nous nous séparâmes sur ce dernier mot, qui n’atteignit pas le fond de notre amitié, mais qui brisa toute confiance, sans autre éclat et sèchement, comme on brise un verre.


XV.

Il y avait plus d’un grand mois que je n’avais vu Madeleine cinq minutes de suite sans témoin, et plus longtemps encore que je n’avais obtenu d’elle quoi que ce fût. qui ressemblât à ses aménités d’autrefois. Un jour je la rencontrai par hasard dans une rue déserte du quartier que j’habitais. Elle était seule et à pied. Tout le sang de son cœur reflua vers ses joues quand elle m’aperçut, et j’eus besoin, je crois, de toute ma résolution pour ne pas courir à sa rencontre et la serrer dans mes bras en pleine rue.

— D’où venez-vous et où allez-vous ? — Ce fut la première question que je lui adressai en la voyant ainsi égarée et comme aven-