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de plus en plus irrité. Il voulut avoir un second entretien avec le représentant de la France et tenter encore une fois ce que pourrait sur lui la notification nette et hautaine de ses intentions. Averti par le prince Czartoryski, M. de Talleyrand accepta sans grand trouble cette entrevue, dont nous le laisserons faire lui-même le curieux récit.


« Il (l’empereur Alexandre) vint à moi avec quelque embarras. Je lui exprimai le regret de ne l’avoir encore vu qu’une fois. Il avait bien voulu, lui dis-je, ne pas m’accoutumer à une privation de telle nature, lorsque j’avais eu le bonheur de me trouver dans les mêmes lieux que lui. Sa réponse fut qu’il me verrait toujours avec plaisir, que c’était ma faute si je ne l’avais point vu; pourquoi n’étais-je pas venu? Il ajouta cette singulière phrase : « Je suis homme public, on peut toujours me voir. » Il est à remarquer que ses ministres et ceux de ses serviteurs qu’il affectionne le plus sont quelquefois plusieurs jours sans pouvoir l’approcher. « Parlons d’affaires, » me dit-il ensuite.

« Je ne fatiguerai point votre majesté des détails oiseux d’une conversation qui a duré une heure et demie; je dois d’autant moins craindre de me borner à l’essentiel, que, quelques soins que je prenne d’abréger ce que j’ai à dire comme sorti de la bouche de l’empereur de Russie, votre majesté le trouvera peut-être encore au-dessus de toute croyance. « A Paris, me dit-il, vous étiez de l’avis d’un royaume de Pologne; comment se fait-il que vous ayez changé? — Mon avis, sire, est encore le même. A Paris, il s’agissait du rétablissement de toute la Pologne, je voulais alors comme je voudrais aujourd’hui son indépendance; mais il s’agit maintenant de toute autre chose : la question est subordonnée à une fixation de limites qui mette l’Autriche et la Prusse en sûreté. — Elles ne doivent point être inquiètes. Du reste j’ai deux cent mille hommes dans le duché de Varsovie; que l’on m’en chasse! J’ai donné la Saxe à la Prusse; l’Autriche y consent. — J’aurais peine à le croire, tant cela est contre son intérêt; mais le consentement de l’Autriche peut-il rendre la Prusse propriétaire de ce qui appartient au roi de Saxe? — Si le roi de Saxe n’abdique pas, il sera conduit en Russie, il y mourra; un autre roi y est déjà mort. — Votre majesté me permettra de ne pas la croire; le congrès n’a pas été réuni pour voir un pareil attentat. — Comment, un attentat! Quoi! Stanislas n’est-il pas allé en Russie? Pourquoi le roi de Saxe n’irait-il pas? Le cas de l’un est celui de l’autre; il n’y a pour moi aucune différence. » J’avais trop à répondre. J’avoue à votre majesté que je ne savais comment contenir mon indignation. L’empereur parlait vite. Une de ses phrases a été celle-ci : « Je croyais que la France me devait quelque chose. Vous me parlez toujours de principes : votre droit public n’est rien pour moi, je ne sais ce que c’est. Quel cas croyez-vous que je fasse de tous vos parchemins et de vos traités? (Je lui avais rappelé celui par lequel les alliés sont convenus que le grand-duché de Varsovie serait partagé entre les trois cours.) Il y a pour moi une chose qui est au-dessus de tout, c’est ma parole; je l’ai donnée, et je la tiendrai. J’ai promis la Saxe au roi de Prusse au moment où nous nous sommes rejoints. — Votre majesté a promis au roi de Prusse de neuf à dix millions d’âmes, elle peut