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sens, l’impétuosité et l’indolence sont deux écueils qu’il me paraît également nécessaire d’éviter. Je tâche donc de me maintenir dans une dignité calme, qui seule me paraît convenir aux ministres de votre majesté[1]... » Soit que cette attitude de M. de Talleyrand eût déjà donné à penser aux quatre grandes cours, soit qu’après réflexions elles eussent reconnu qu’il leur serait difficile de se maintenir dans l’espèce de dictature qu’elles avaient d’abord voulu s’arroger, elles convinrent, sur les représentations de lord Castlereagh, de s’arrêter à un parti moins tranché. Il fut arrêté que M. de Metternich, au nom de ses trois collègues, inviterait les ministres de France et d’Espagne à une entrevue chez lui, où leur serait présenté un projet de déclaration qui avait pour but de régler la marche du congrès. M. de Talleyrand rend ainsi compte de cette première conférence.


« Le 30 septembre, entre neuf et dix heures du matin, je reçus de M. le prince de Metternich une lettre de cinq lignes datée de la veille, et par la- quelle il me proposait, en son nom seul, de venir à deux heures assister à une conférence préliminaire pour laquelle je trouverais réunis chez lui les ministres de Russie, d’Angleterre et de Prusse. Il ajoutait qu’il faisait la même demande à M. de Labrador, ministre d’Espagne

« Les mots assister et réunis étaient visiblement employés avec dessein. Je répondis que je me rendrai avec plaisir chez lui avec les ministres de Russie, d’Angleterre, d’Espagne et de Prusse...

« ….. M. de Labrador, d’après mes conseils, fit une réponse toute pareille dans laquelle la France était nommée avec et avant les autres puissances. Nous unissions ainsi à dessein, M. de Labrador et moi, ce que les autres paraissaient vouloir séparer, et nous divisions ce qu’ils avaient l’air de vouloir unir par un lien particulier.

«J’étais chez M. de Metternich avant deux heures, et déjà les ministres des quatre cours étaient réunis en séance autour d’une table longue, lord Castlereagh à une des extrémités et paraissant présider, à l’autre extrémité un homme que M. de Metternich me présenta comme tenant la plume dans leurs conférences : c’était M. de Gentz. Un siège entre lord Castlereagh et M. de Metternich avait été laissé vacant, je l’occupai. Je demandai pourquoi j’avais été appelé seul de l’ambassade de votre majesté, ce qui produisit le dialogue suivant : « On n’a voulu réunir dans les conférences préliminaires que les chefs des cabinets. — M. de Labrador ne l’est pas, et il est cependant appelé. — C’est que le secrétaire d’état d’Espagne n’est point à Vienne. — Mais outre le prince de Hardenberg je vois ici M. de Humboldt, qui n’est point secrétaire d’état. — C’est une exception nécessitée par l’infirmité que vous connaisses au prince de Hardenberg. — S’il ne s’agit que d’infirmités, chacun peut avoir les siennes, et a le même droit à les faire valoir. » On parut assez disposé à admettre que chaque secrétaire d’état pourrait amener un des plénipotentiaires qui lui étaient adjoints, et pour le moment je crus inutile d’insister...

  1. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi; Vienne, 20 septembre 1815.