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ancien compagnon d’armes, s’élançant de pierre en pierre sur des débris de murs, il parvint jusqu’au sommet du bordj, où il replaça le drapeau foudroyé. Il s’opéra alors en lui une transfiguration qui a laissé des souvenirs ineffaçables chez des témoins encore vivans de cette scène. Il regardait tour à tour de cette hauteur le ciel qui s’étendait au-dessus de sa tête et le combat qui se livrait à ses pieds. Il ne prenait point part à ce combat. Il avait croisé ses bras sur sa poitrine. Cet homme, accessible naguère aux ivresses du sang, se serait fait un remords en ce moment, j’en suis sûr, d’une seule goutte de sang versé par sa main. Seulement il écoutait avec délices la musique de la poudre, cette musique qui naguère avait perdu pour lui tout son charme et qui lui semblait maintenant une réunion d’accords célestes. Pendant quelques instans, les balles respectèrent son extase, que chacune d’elles redoublait : elles voltigeaient autour de lui comme des oiseaux joyeux, elles chantaient à son âme régénérée une chanson immortelle de printemps; mais soudain il s’affaissa et vint tomber, le corps déchiré, à l’endroit où tout à l’heure était tombé le drapeau.

Il n’expira point sur-le-champ toutefois. Il eut l’honneur du martyre. Il reconnut quelques-uns de ceux qui le relevèrent, et put échanger des paroles avec eux. Couché dans un coin de ce réduit, sur une capote de soldat, il vécut assez pour assister au dénoûment imprévu du combat où il s’était jeté. Il vit une colonne française arriver au secours des assiégés et entendit les cris de triomphe qui saluaient la fuite des Arabes. Il put enfin avoir avec Serpier un entretien dont nous ne voulons pas transcrire les paroles heurtées, hésitantes, mais secondées par de tout-puissans regards. C’est cet entretien qui nous a permis de donner sur la fin de cet homme singulier des détails dont nous garantissons la vérité.

Serpier ramena le corps de Laërte. Le comte Zabori a une tombe dans le cimetière d’Alger. L’officier qui a cru devoir lui rendre ces honneurs funèbres sait le juger pourtant avec une juste sévérité. « Je l’aurais, dit-il, condamné à mort, si lui-même ne s’était pas condamné. Je sais tout ce qu’on peut dire sur les meurtres dont son existence est souillée, j’abhorre les funestes caprices qui ont gouverné ses actions et violenté ses destinées; mais ce sont précisément ces caprices qui me font trouver un mérite incomparable dans son trépas. Il a eu l’inspiration la plus rare chez les natures de son espèce. Il a suivi le devoir le jour où il en a eu la vision. Le devoir l’a entraîné hors de ce monde. Espérons que sur les pas de ce guide il aura retrouvé dans la mort la route qu’il avait perdue dans cette vie. »


PAUL DE MOLENES.