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longs hennissemens. Ce fut dans un état d’esprit tout nouveau pour lui, dans un de ces vertueux enthousiasmes comme en renferment uniquement d’ordinaire les grands jours de la jeunesse, qu’il vit les étoiles pâlir et les premières lueurs du matin se glisser dans le ciel. Des voix dont il avait oublié les accens saluèrent dans son cœur le magnifique soleil qui éclairait la plaine où il s’avançait au hasard. Il trouva au glorieux fantôme qui se dressait à l’horizon je ne sais quelle formidable majesté dont il croyait être frappé pour la première fois. Il lui sembla que son destin était contenu dans les plis de cette pourpre éclatante qui se déroulait devant ses yeux; mais quelque chose lui disait qu’il devait accueillir avec joie le mystère de cette journée dont il ne verrait peut-être pas la fin.

J’ai dit qu’à cette époque la campagne d’Alger, battue par les troupes d’Abd-el-Kader, était le théâtre de nombreuses actions. Il arrivait pai-fois qu’à quelques lieues de nos postes une poignée des nôtres, retranchée dans un marabout ou dans quelque bordj abandonné, avait à soutenir des luttes terribles et d’un tragique dénoûment. Zabori crut entendre sur sa gauche, dans une direction opposée à celle de la Maison-Carrée, le bruit d’une vive fusillade. Il poussa son cheval vers le feu, et bientôt il put se rendre compte de l’incident guerrier qui avait éveillé son attention.

Dans un petit fort construit jadis par les Turcs, quelques soldats français s’étaient réfugiés et tenaient tête à des hordes d’Arabes qui les environnaient de toutes parts. L’édifice attaqué, au milieu des burnous blancs dont il était entouré, ressemblait à un navire près de sombrer dans les flots d’une mer houleuse. Au sommet de ce bâtiment ruiné, empruntant toute sa force à l’énergie des hommes qu’il protégeait, flottait un drapeau improvisé qui réunissait les deux caractères également sacrés d’un signe de gloire et d’un signe de détresse. A peine Laërte eut-il aperçu ce drapeau qu’il crut à un miracle fait par une volonté céleste en sa faveur. Ce lambeau d’étoffe tricolore qu’il voyait briller au loin représentait la noble cité dont il avait été un moment le transfuge. Ceux qui l’appelaient par ce fanal étaient ses frères de la vaste patrie européenne. Comme je ne veux rien omettre de ce qui se passa dans cette âme, même ces secrets et bizarres détails qui abondent soudain dans notre vie aux heures décisives, sur la brèche où se pose notre pied, devant la batterie contre laquelle nous marchons, je dirai qu’à cet instant mille noms, mille souvenirs s’offrirent à son esprit, bien étrangers en apparence aux circonstances où il se trouvait. Toutes les dominations respectables de sa vie reprirent en même temps sur lui leur empire, depuis les affections disparues de la famille jusqu’à ces fécondes admirations pour les grands poètes qui avaient rempli ses