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rose, et ses petits pieds s’agitaient dans des mules couleur de safran. Dans cette éclatante et folle toilette, elle semblait devoir éclaircir les plus sombres humeurs, et elle redoublait cependant les tristesses dans l’âme de Zabori. Les mouvemens du quadrille où elle figurait tantôt l’éloignaient et tantôt la rapprochaient de Laërte. Le Hongrois la suivait avec anxiété du regard; elle était, pour lui, comme une coupable Ophélie, entraînée par le courant d’une eau impure.

Laërte sortit enfin de ce bal. Quand il fut seul au milieu de la nuit, il s’enfonça avec une sorte de volupté dans le plus noir chagrin où il eût jamais permis à son esprit de s’abîmer. Tous ces personnages de ses jours passés, ramenés en même temps dans sa vie par un caprice du destin, comme les personnages d’un drame au moment où la toile va tomber, le remplissaient d’un pressentiment funeste. Il se disait que probablement le mystérieux rideau derrière lequel nous disparaissons tous était déjà près de s’abaisser sur les mobiles décors de sa vie, et il se demandait pourquoi il accueillait avec tant de mélancolie cette fin dont il aurait dû se réjouir. Lui, l’amoureux du danger, craindrait-il par hasard la mort? Une voix de son cœur répondit à cette question avec une véhémente et soudaine franchise : oui, il craignait la mort, parce qu’il avait peur d’y porter, collés à sa personne immortelle, tous ces honteux haillons de son existence dont il venait à l’instant même de sentir si cruellement le poids. Mûri à son insu par ses épreuves, il se disait qu’on ne doit point partir pour la grande aventure des pays invisibles avec le cortège bigarré des fantaisies. Il se rappelait tous ces preux de sa race assistés à leur dernière heure par quelques pensées droites et simples : pourquoi ne chercherait-il pas, lui aussi, à se réconcilier avec la droiture et avec la simplicité dans le trépas?


XVI.

Laërte était remonté à cheval et avait franchi les portes d’Alger en se livrant à ces réflexions. Par un de ces phénomènes de la vie intérieure, la récompense immédiate des inspirations généreuses, il éprouva dans toute son âme une sorte de paix virile qu’il n’avait pas goûtée depuis longtemps. Qu’allait-il faire? C’est ce qu’il ignorait; mais dès à présent il était déterminé à ne point reprendre un joug horrible. Il marchait donc à travers la campagne, sans chercher à regagner la route par laquelle il était venu. Loin de là, il opposait une résistance énergique à sa monture, qui essayait de le ramener au camp des infidèles, et tournait vers le point de l’horizon d’où elle était partie sa tête expressive en poussant de