Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cuisse traversée par une balle. Il avait glissé le long d’un rocher jusqu’à un bouquet de broussailles où il s’était arrêté. Ce bouquet sauvage était devenu pour lui un asile où peu à peu il s’était blotti à l’abri de tout regard. Quoiqu’il eût perdu beaucoup de sang, il n’éprouvait pas de douleur vive; aucun os n’avait été atteint. Telle était la nature de cet homme singulier qu’au bout de quelques instans il ressentit un véritable bien-être. Il acceptait avec une résignation qui n’était point sans douceur ce que d’ordinaire on envisage avec épouvante et révolte : la pensée d’une mort solitaire, d’une souffrance sans secours, d’une agonie sans témoins. Aucun regard humain ne pouvait plus s’attacher sur lui sans le blesser : il remerciait donc le ciel de l’avoir soustrait à tout regard; mais l’heure de sa délivrance n’était pas venue encore, et il ne lui était accordé dans la douleur qu’une trêve de courte durée. Les gens de péril et d’aventures savent quelle puissante berceuse est la mort. Suspendu au-dessus d’un trépas certain, aux flancs de cette montagne sanglante où il s’était battu toute la journée, Laërte s’était donc endormi. Il avait même fermé les yeux avec une volupté paisible qui depuis longtemps lui était inconnue. Dans son nid aérien, avant de s’endormir, il avait contemplé les étoiles presque en souriant. Il se pensait réconcilié par sa fin prochaine avec ces gracieux spectres qui n’aiment pas à réfléchir leur beauté sereine dans les âmes troublées. Au milieu de la nuit, il se réveilla, et il eut sous les yeux un spectacle dont le supplice n’aurait pu lui être infligé par aucun songe.

Les étoiles qu’il avait contemplées avant d’entrer dans le sommeil s’étaient effacées peu à peu dans la clarté d’une lune épanouie comme une rose funèbre au sein d’un ciel triste et profond. Cette clarté étendait une nappe d’argent au milieu des eaux grossies du torrent, dont les extrémités conservaient des teintes noires. Dans l’espace humide qui rayonnait sous le tissu aérien du voile féerique, il se passait quelque chose d’étrange. Des figures vivantes s’agitaient autour d’une figure immobile qu’elles semblaient soutenir sur l’onde. Peu à peu la figure immobile disparaissait, et les formes auxquelles un instant elle avait été mêlée quittaient le milieu lumineux de la rivière pour aller se perdre dans les ténèbres qui en longeaient les bords.

Voici ce qui avait lieu. Les Français connaissaient le sort réservé à leurs morts. Pour empêcher les profanations exercées sur des cadavres par la cruauté arabe, ils avaient imaginé une sépulture nautique. D’habiles nageurs prenaient dans leurs bras les corps étendus sur le rivage et les portaient à l’endroit le plus profond de la rivière, où ils les laissaient glisser. Des pierres attachées à ces dépouilles mortelles les garantissaient contre l’étreinte des eaux, qui