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une gorge profonde, entre deux lignes de montagnes ardues. Un sentier étroit suivait les sinuosités du torrent. Ce fut dans ce sentier que s’avança la colonne française, qui se mit à s’allonger démesurément. Abd-el-Kader parvint à couronner les hauteurs qui dominaient le chemin périlleux où marchaient péniblement nos soldats. Deux compagnies d’un régiment nouvellement débarqué en Afrique avaient été jetées sur ces rochers pour éclairer nos troupes. Les hommes qui faisaient ce rude métier étaient pleins d’inexpérience. Ils ne virent point venir les Arabes, qui se glissaient jusqu’à eux en rampant derrière les broussailles. Quand ils voulurent se défendre, leurs ennemis les enlaçaient déjà, et c’est à peine s’ils pouvaient faire usage de leurs armes. Dans cette lutte corps à corps sur des pentes escarpées, de jeunes soldats pris à l’improviste étaient forcément inférieurs à de vieux guerriers connaissant tous les accidens du sol sur lequel ils combattaient. Les têtes des pauvres conscrits furent coupées avec une prestesse qui tenait du prodige et jetées sur les bataillons qui défilaient au pied des rochers.

Laërte participait à cette horrible affaire. C’étaient ses réguliers qui avaient été chargés de déloger les éclaireurs français. Il avait d’abord pris plaisir à cette sorte d’ascension d’aigle qu’une semblable mission nécessitait. Il était de ces hommes qui aiment les montagnes, qui les gravissent avec une joie audacieuse, comme s’ils retrouvaient dans ces escalades quelque chose de titanesque au fond de leur cœur; mais quand il vit l’uniforme français, il éprouva l’émotion cruelle qu’il avait pressentie et redoutée. On s’Imagine ce que cette émotion devint lorsqu’il fut obligé d’assister aux actes féroces de ses gens. Chacune de ces têtes coupées lui semblait une condamnation prononcée contre lui. Il croyait recevoir sur le front tout le sang qui allait couler au pied de la montagne, et il sentait ses ardeurs belliqueuses s’éteindre sous cette affreuse douche.

L’action qui avait si mal débuté pour les Français ne leur fut point cependant tout à fait défavorable. Des soldats appartenant aux vieux corps d’Afrique furent lancés sur les hauteurs où les réguliers de l’émir avaient surpris un premier succès. Des combats acharnés eurent lieu alors sur ces cimes où souvent vainqueurs et vaincus étaient entraînés dans des chutes communes. Les Arabes finirent par se replier et par disparaître. Abd-el-Kader toutefois avait atteint en partie son but. Quand il quitta l’âpre champ de bataille qu’il avait choisi, les nôtres étaient tellement affaiblis et fatigués, que toute marche en avant devait forcément être suspendue. La nuit était tombée déjà; la colonne française bivaqua au lieu même où elle avait combattu. Parmi les morts et les blessés qui encombraient les alentours du bivac était un homme dont nul ne soupçonnait la présence. Laërte, à la fin de l’affaire, avait eu la