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lugubre dans la vie poétique d’Alexandre. — Tout à l’heure, dit-il au Polonais, je vous tuerai; mais je veux montrer en attendant, à vous comme à tous ceux qui m’entourent, que je n’ai point l’habitude de vivre par la parole et qu’aucune action ne m’intimide.

Ce disant, il prit à sa ceinture un poignard oriental à lame recourbée. C’était une arme fabriquée à Damas, faite de cet acier au son argentin comme celui d’un harmonica, qui tranche avec une prestesse merveilleuse les plus solides attaches de la chair et des os. Il se jeta rapidement sous la table, brandit le poignard comme le Catalan le plus exercé brandit un couteau, et le lança entre les jambes de ses convives; puis il se rassit à sa place en promenant autour de lui un regard plein de satisfaction et de calme.

Zabori avait été consciencieux dans son imitation des flibustiers. Il avait abandonné au hasard la direction du trait lancé; mais, comme si le hasard eût voulu servir sa colère avec un zèle violent et maladroit, le poignard était allé s’enfoncer dans la jambe de Lugeski. On vit tout à coup le Polonais fermer les yeux, incliner la tête et s’affaisser sur l’épaule de son voisin. Zabori sentit alors s’évanouir le calme factice qu’il avait puisé dans l’excès même de son emportement; il courut à l’aventurier et le prit dans ses bras. L’acier de Damas avait coupé une veine; une flaque de sang s’était déjà formée sous la table, et on sentait sur les lèvres blanches du Polonais une âme éperdue sur le seuil de la demeure d’où elle était chassée. Laërte avait parmi ses invités un Arabe fort expert dans l’art de soigner les blessures. Il fit poser un appareil sur la chair qu’il avait déchirée. Le sang cessa de couler, le blessé souleva ses paupières et fit rentrer dans son corps le souffle errant sur sa bouche. Le péril était passé; il venait de faire un nouveau pacte avec la vie.

Mais Laërte se sentit atteint par les angoisses qui abandonnaient celui dont il avait failli devenir le meurtrier. Après cet incident du poignard, le repas s’était brusquement terminé; les convives s’étaient dispersés. Zabori était rentré dans sa tente avec le docteur arabe et le Polonais, qu’il avait étendu sur un tapis. Cette tente était noire à l’intérieur comme au dehors; les clartés de la lune ne perçaient point les épais tissus dont elle était formée; une lampe en terre, de forme primitive, éclairait ce sombre réduit qui tenait de l’alcôve et du sépulcre. Le blessé ne tarda point à s’assoupir; l’Arabe qui l’avait soigné alla s’accroupir dans un coin, prenant une forme de sorcière sous ses burnous. Alors commença pour Laërte une cruelle veillée; l’ivresse elle-même lui avait dit adieu. Il était seul en un lieu d’obscurité et de souffrance, entre deux inconnus dont l’un était livré au sommeil, et l’autre bercé peut-être par la mort. Saisi d’un de ces sentimens qui ne nous abandonnent point tant