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à la source même de cette épouvante, il était entouré des choses et des êtres dont il avait eu la révélation. Assis au même banquet que des mécréans et des renégats, il assistait avec horreur au dénoùment que le drame de sa vie recevait de ses passions. Depuis le commencement du festin, il avait tenté vainement d’approcher un mets quelconque de ses lèvres; aussi à ses tortures se joignait l’implacable tristesse qui s’attache, dans les réunions où l’on fait bombance, à ceux que la sobriété ne quitte pas. Ce fut cette tristesse qu’il voulut secouer : il donna l’ordre que l’on apportât du vin. Le vin généreux par excellence, celui qui a la couleur de notre sang, éveille chez les Arabes des scrupules presque toujours invincibles; mais, par un bizarre compromis de leur conscience, ces croyans si sévères à l’endroit des boissons vermeilles éprouvent pour les liqueurs blanches une indulgence infinie. Laërte avait eu l’occasion déjà d’observer ce trait du caractère oriental. Il avait donc chargé un de ces trafiquans aventureux que produisent les tribus mêmes du désert d’aller dans une station d’Européens lui chercher les bouteilles qui pouvaient apparaître sur une table arabe. On lui avait rapporté à dos de chameau deux grandes caisses contenant l’une des vins du Rhin, l’autre des vins de Champagne. Il venait de faire briser ces caisses pour boire à sa première affaire sous les drapeaux de l’émir.

Je ne sais rien de plus terrible que l’ivresse des vins pâles. Notre cœur se dilate, nos veines se réchauffent quand nous demandons au raisin ses rubis; mais quand nous lui prenons ses diamans funestes, une contraction douloureuse s’opère dans toute notre personne, un tremblement comme celui du froid agite tous nos membres, des milliers de nerfs inconnus aux anatomistes se tordent le long de nos os et entre les parois de notre cervelle ainsi que des serpens blessés. Les vins pâles, au banquet de Laërte, produisirent leur effet habituel. Le vin de Champagne secoua d’abord sur l’assemblée sa fausse gaîté, qui se tourne bientôt en maussade mélancolie. Il appela au sabbat qu’il ouvrait tous les spectres chevrotans, tous les diablotins surannés, obligés de relayer le manche à balai qui porte cette vieille sorcière qu’on appelle la gaudriole. Puis le vin du Rhin fit son entrée à la manière d’Hamlet. Préférant aux us des gourmets une progression philosophique, Laërte avait voulu que ce vin redoutable parût sur la scène le dernier. Le vin du Rhin arriva donc avec sa sombre folie, ses extases traversées de cruels éclairs. Il amena dans son cortège tous les grands fantômes, tous les démons solennels qui portent la queue du manteau étoile où se drape la magicienne qui a égaré tant de nobles esprits : la tristesse moderne.

Laërte, au milieu de ses étranges convives, se mit à songer à ces aventuriers dont les exploits moitié chevaleresques, moitié crimi-