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l’émir. Il quitta l’uniforme français, coiffa le haïk, se revêtit du burnous, et sous ce nouvel habit, qui brûlait sa chair, mais répondait à une soif d’âpres émotions éveillées en son âme par le meurtre, il s’enfonça dans des pays inconnus. Il traversa les gorges de la Chiffa et cette grande forêt de Teniet-el-Had, cette forêt peuplée de cèdres qui abritent sous leur noir feuillage un gazon d’une verdure toujours éclatante. Il arriva ainsi jusqu’aux confins de la plate et morne contrée qu’on appelle le Petit-Désert. Le premier jour où il vit son ombre se projeter sur le sol de ces plaines farouches, il fut pris d’une si violente tristesse qu’il faillit renoncer à ses desseins. Il se demandait si cette ombre d’Arabe était bien celle d’un chrétien fils de chrétien. Il croyait entendre mille voix furieuses et désolées sortir du gouffre de sa mémoire, sur lequel il se penchait; mais rien ne pouvait plus l’arrêter dans la route où il était entré. Le châtiment de ces natures extrêmes qui jouent avec les malédictions du destin, c’est d’être un jour l’esclave des puissances cruelles à qui elles ont demandé des distractions néfastes. Le Hongrois sentait son existence tout entière ruinée par une abominable magie. Comment aurait-il pu retourner sur ses pas? Toutes les demeures qui avaient abrité sa jeunesse s’étaient évanouies tour à tour : le palais austère et orné de la famille, le chaste castel du mariage, les tours altières de l’honneur, et jusqu’aux villas voluptueuses des fugitives amours, tout était en ruine à l’horizon qu’il contemplait quand il tournait la tête en arrière.

Il poursuivit donc sa course jusqu’à ce qu’il eût rencontré la détestable Jérusalem vers laquelle il était poussé. Un soir, dans un pli de terrain verdoyant perdu au milieu d’un champ rocailleux, il aperçut quelques tentes noires entourées d’hommes armés. Une de ces tentes était occupée par Abd-el-Kader. On le conduisit à l’émir, qui s’entretint longuement avec lui. Le chef de l’insurrection africaine le reçut comme les supérieurs des monastères reçoivent ces naufragés du monde dont la conversion leur inspire une pitié mêlée de défiance. Abd-el-Kader avait accueilli déjà dans son armée plus d’un Européen en révolte contre la civilisation. Lui, l’homme à l’âme énergique et sereine, religieusement fidèle à toutes les lois de sa naissance et de sa nature, il n’aimait pas ces êtres violens et capricieux, ces échappés des tortures morales, portant les stigmates des passions qui les ont écartelés; mais il connaissait et s’exagérait même ce qui lui manquait pour résister aux forces disciplinées que lui opposaient ses ennemis. Comme les membres de toutes les nations qui vivent en dehors de la civilisation moderne, il avait un mélange de dédain superbe et de respect superstitieux pour tous ceux qu’il croyait en possession d’un de ces secrets dont il éprouvait la force. Il accepta donc les services de Zabori et lui donna un com-