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Il me semblait du reste de bonne politique de ne pas mettre trop d’empressement à quitter la Prusse. Hélas! j’étais devenu si soupçonneux !...

M. Kamke me ramena en triomphe chez lui, et pendant sept jours je trouvai dans sa famille une affectueuse sollicitude dont je ne perdrai jamais le souvenir. Tout à coup, une semaine s’étant à peine écoulée depuis ma mise en liberté, je reçus l’invitation de passer à la police. J’y trouvai deux fonctionnaires que je connaissais déjà, et qui, d’un air triste, mais bienveillant, me dirent que l’ordre de me livrer à la Russie était venu de Berlin, qu’ils ne pouvaient faire autre chose que me laisser le temps de m’évader à mes risques et périls, et qu’ils priaient Dieu de protéger mes pas. Je fus profondément touché de leur généreux procédé, et je leur promis de faire tout mon possible pour leur épargner de nouveaux embarras. J’informai tout de suite M. Kamke et mes protecteurs de ce nouvel incident, et mon évasion fut bien vite organisée. Je pris congé de mes braves et bons amis, et le lendemain 9 septembre je me trouvais déjà sur la route de Dantzig. J’avais des lettres pour différentes personnes dans les villes de l’Allemagne que je devais traverser, et partout on mit le plus grand zèle à me faciliter le voyage : qu’il me soit permis de citer surtout le généreux libraire de Leipzig Robert Blum, que le prince Windischgraetz devait faire fusiller à Vienne deux ans plus tard! Grâce aux appuis qui ne m’ont fait défaut nulle part, j’eus bien vite traversé toute l’Allemagne, et le 22 septembre 1846 je me retrouvai de nouveau dans ce Paris que j’avais quitté quatre ans auparavant.

Un peu plus d’une année s’était à peine écoulée depuis mon retour à Paris quand la révolution de février éclata, et notre pays crut à un meilleur avenir. Nous reconnûmes bien vite notre erreur, hélas ! Accouru de nouveau dans ma patrie, en Galicie, je n’eus que le temps d’y assister à un nouveau naufrage. C’est pendant les loisirs que venaient de me faire en Galicie des espérances déçues, et alors que ma mémoire gardait encore l’impression d’un passé tout récent, que je notai la plupart de ces souvenirs. Si je n’y ai point parlé de mes pauvres frères d’infortune qui avaient été impliqués dans l’affaire de Kamienieç, ce n’est pas certes que je fusse indifférent à leur sort. Je ne suis arrivé du reste que peu à peu à connaître leur destinée et les condamnations qu’ils avaient encourues. Plusieurs ont déjà succombé à leur peine; d’autres gémissent encore en Sibérie, dans le Caucase et dans les compagnies disciplinaires d’Orenbourg. Que Dieu ait pitié des morts et des vivans!


JULIAN KLACZKO.