Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

très animé. Après chaque halte un peu prolongée, au moment de repartir, le patron criait son « assieds-toi et prie Dieu, » et l’équipage recommençait l’acte accoutumé. Les signes de croix et les poklony allèrent aussi leur train toutes les fois qu’apparaissait dans le lointain une des innombrables petites chapelles qui se trouvent le long des deux bords de la Dvina. Pendant le calme, le bâtiment était porté par le seul courant du fleuve, et alors tout le monde se reposait, conversait ou chantait. Je fus frappé du grand vide d’idées et de sentiment que décelaient ces couplets de l’équipage malgré une mélodie suave et gracieuse; c’est là le caractère commun à tous les chants populaires russes. Au moment d’une tempête et à l’approche des endroits dangereux, les mariniers se mettaient en branle et travaillaient alors avec autant de vigueur que d’agilité. Je mis moi-même un zèle exemplaire à m’acquitter des devoirs de ma charge, et je crois pouvoir dire sans me flatter que j’acquis bien vite une supériorité remarquable dans le maniement de la rame et du timon; j’eus la satisfaction de me voir applaudi par les vieux pilotes, et d’entendre le nom de Lavrenti (mon nom supposé) invoqué dans tous les momens difficiles. Malgré notre diligence, le bateau toucha cependant deux fois les bas-fonds, et alors il fallut travailler de toutes nos forces pendant dix ou douze heures pour le remettre à flot. Un de nos divertissemens était l’arrivée fréquente à notre bord, dès que nous étions en vue d’un rivage, de petites nacelles toutes remplies de femmes et d’enfans qui nous demandaient l’aumône. Ils chantaient alors une des plus plaintives et des plus douces mélodies que j’aie jamais entendues de ma vie, et dont le refrain était toujours : « Petits pères, petites mères, donnez-nous du pain; hatiouchki, diadionchki daïtié khlebtsa. » Personne de l’équipage, les mariniers pas plus que les bohomolets, ne se refusaient à l’offrande, et les mendians entonnaient de nouveau des couplets pour nous souhaiter bonne et heureuse traversée.

Notre navigation sur la Dvina dura une quinzaine de jours. A mesure que nous approchions d’Archangel, les nuits devenaient plus courtes; la dernière ne fut marquée que par deux heures d’intervalle entre le coucher et le lever du soleil; encore faisait-il même alors si clair qu’on aurait pu lire et écrire sans la moindre gêne. Quand enfin les sommets dorés des églises d’Archangel scintillèrent aux rayons du soleil levant, tout l’équipage poussa un cri d’allégresse, et les mariniers s’empressèrent de jeter dans le fleuve la grande caisse remplie de terre qui nous avait servi de cuisine. Ainsi firent les autres barques de leurs cuisines respectives, car c’est là l’usage consacré. Bientôt après les rameurs brisèrent avec un effroyable fracas les parties inférieures de leurs avirons, — autre coutume étrange des navigateurs de la Dvina, — et, arrivés au port,