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pied du versant occidental des monts Ourals, et sans m’y arrêter je poursuivis mon chemin par le steppe de Petchora, tendant vers Véliki-Oustioug par Tcherdine, Raï, Lalsk et Nochel. A part le terrain montagneux, c’étaient toujours les mêmes immensités de neige, les mêmes forêts épaisses et les mêmes vents et tempêtes de glace. C’étaient aussi pour moi les mêmes marches si laborieuses, les mêmes achats furtifs de pain dans les rares izbouchka, les mêmes terriers construits péniblement chaque nuit pour y trouver le repos. Une découverte cependant me procura un bien notable. J’avais remarqué que dans ces contrées dépeuplées les rares marcheurs surpris par la nuit dans les bois y avaient l’habitude d’allumer un grand feu et de l’entretenir jusqu’au point du jour. Ainsi fis-je parfois moi-même, et ce bûcher flamboyant au milieu du désert me chauffait et m’égayait en même temps. Je ne me permettais néanmoins un tel divertissement qu’après m’être engagé au plus profond des forêts. Un soir que, pour éviter Tcherdine, car je tournais toujours les villes qui se trouvaient sur ma route, j’avais longtemps marché dans l’intérieur des bois, je perdis toute direction et ne sus plus de quel côté porter mes pas. Un ouragan de neige me faisait littéralement pirouetter et me transperçait de ses flocons. Pour comble de malheur, je n’avais plus de pain. Je me tordais sur la neige avec des mouvemens convulsifs; je ne pus dormir, j’invoquai la mort!... Au point du jour, le temps se calma, devint même beau, et mes douleurs s’apaisèrent aussi; mais nulle trace de chemin, et mes forces étaient littéralement épuisées. Je tâchai de m’orienter d’après le soleil, d’après les mousses suspendues aux arbres; je me traînai encore quelque temps en m’appuyant sur mon bâton, mais bientôt les tiraillemens de la faim se firent de nouveau sentir. Las de lutter, le visage inondé de larmes, je me laissai glisser au pied d’un arbre. Le sommeil me gagnait peu à peu, accompagné d’un bourdonnement dans la tête qui jetait une confusion indicible dans mes idées. Chose étrange, j’étais devenu tout à fait insensible, et les déchiremens intérieurs seuls me donnaient encore la conscience de la vie. Je ne saurais dire combien de temps j’étais resté dans cet état, quand tout à coup une forte voix d’homme me tira de ma torpeur. J’ouvris les yeux... Devant moi se tenait debout un inconnu. — Que faites-vous là?

— Je me suis égaré.

— Et d’où êtes-vous?

— De Tcherdine. Je fais un pèlerinage au monastère de Solovetsk; mais la tempête m’a fait perdre le chemin, et je n’ai pas mangé depuis quelques jours.

— Ce n’est pas étonnant; nous sommes de l’endroit, et cepen-