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cime de l’Oural par une belle nuit; la lune éclairait en plein un paysage magnifique et bizarre, des arbres et des rochers gigantesques dessinaient leurs ombres noueuses sur une immense nappe de neige. Un silence solennel, je dirai presque religieux, régnait autour de moi. De temps en temps un bruit sec et métallique venait frapper mes oreilles : c’étaient les pierres qui se fendaient par l’intensité du froid. Ah! la nature, si rude et si sauvage qu’elle me parût ici, je la trouvais pourtant bien plus clémente que les hommes civilisés là-bas : elle ne me demanda pas mes papiers. J’avais de la peine à ne pas penser aux esprits d’un autre monde, à ne pas me rappeler les êtres féeriques et lugubres de certains contes dont fut bercée mon enfance en Ukraine, à la vue de ces formes bizarres et sinistres que la lune éclairait en les agrandissant d’une façon démesurée. Et moi-même du reste n’aurais-je pas passé pour le véritable et grand démon de la nuit aux yeux de tout enfant de l’Ukraine qui m’aurait vu alors dans mon étrange costume, la barbe, les moustaches et les sourcils couverts d’une épaisse couche de frimas, errant comme une ombre au milieu des ombres de la forêt?...

Le froid m’arracha seul à cette contemplation prolongée, et bientôt je me mis à descendre le versant occidental de la barrière immense élevée par la nature entre la Sibérie et la Russie d’Europe. Dans la journée du lendemain, je fus rejoint par les yamslchiks, et j’eus l’occasion de reconnaître l’agilité miraculeuse avec laquelle ils savaient diriger leurs véhicules sur des chemins presque impraticables. Il y avait trente traîneaux attelés chacun d’un cheval, et sept yamstchiks les conduisaient tous. La route était étroite et bordée des deux côtés par des murailles de neige si hautes que les hommes, les chevaux et les voitures disparaissaient complètement à quelques pas. Quand ce convoi était rencontré par un autre venant en sens inverse, le moins nombreux ou le moins chargé s’enfonçait dans la muraille de neige, et je puis affirmer que les oreilles des chevaux étaient alors seules visibles. L’étrange évolution achevée, les hommes des deux convois s’entr’aidaient pour retirer les véhicules et les chevaux. Ceci n’est rien encore en comparaison des accidens causés par les fondrières si nombreuses dans ce trajet. Les chevaux, déjà familiarisés avec ces obstacles, se jettent alors dans les ravins, et se laissent ensuite retirer par les yamstchiks. Les difficultés de cette traversée dans l’Oural ne permettent pas d’ordinaire à ces intrépides conducteurs de faire plus de vingt verstes par jour, et jusqu’à Véliki-Oustioug je vis le long de la route des cadavres de chevaux qui n’avaient pu résister aux fatigues. Ce que le yamstchik est capable d’endurer en fait de labeurs et de privations est presque incroyable.

Dans les premiers jours de mars 1846, j’atteignis Solikamsk, au