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un maigre repas sibérien qui me sembla un vrai festin de Lucullus; mais ce qui me réjouit le plus, ce fut la faculté d’ôter mes habits, que naturellement je n’avais pu quitter pendant plusieurs nuits passées à la belle étoile. On m’adressa des questions, et j’y répondis. J’étais du gouvernement de Tobolsk, et voulais gagner Solikamsk, de l’autre côté de l’Oural, où un parent m’avait écrit que je trouverai de l’ouvrage dans les sauneries. Les bonnes gens me contèrent ensuite leur situation et se plaignirent beaucoup de leur sort. C’étaient des paysans dits d’établissemens (pozavodskoïe krestyany), ou serfs assujettis de génération en génération à la corvée dans les fabriques du gouvernement, très nombreuses dans l’Oural. Autrefois il y avait un éablissement à Paouda même; mais depuis que le gouvernement l’avait abandonné, ils étaient forcés d’aller travailler jusqu’à Bohotole, corvée très rude dont n’étaient exempts ni les femmes ni les enfans au-dessus de quatorze ans. Le lendemain, mes hôtes ne me laissèrent pas partir avant de m’avoir fait déjeuner avec eux, et ne voulurent pas accepter l’argent que je leur offrais, malgré toutes mes instances. Ah! que le congé que je pris d’eux fut chaleureux et cordial! Toutefois ce sentiment d’aise fut bien près de s’évanouir quand, au moment de me congédier et de me renseigner sur mon chemin ultérieur, le brave homme me dit : « Du reste, un peu au-delà de Paouda, vous trouverez un corps de garde où l’on vous demandera vos papiers, et où l’on ne manquera pas de vous donner tous les éclaircissemens désirables. »

On se doute bien que je ne négligeai aucun effort pour éviter une pareille source d’informations; j’allais par monts et par vaux, m’enfonçant dans la neige jusqu’au cou, et ne regagnant la route droite qu’après avoir dépassé de beaucoup le corps de garde tutélaire. Ainsi continuai-je les autres jours, n’achetant même du pain qu’à de rares occasions dans les izbourhka qui se trouvaient sur mon chemin à de très grandes distances. Les izbouchka sont de petites constructions élevées à de grands intervalles, pour la commodité des voyageurs, à partir des monts Ourals jusqu’à Véliki-Oustioug. On y trouve du pain, du poisson sec, des raves, des choux et du kvass (espèce de cidre), rarement de l’eau-de-vie. Dans quelques izbouchka, les plus spacieuses, on a même du foin et de l’avoine pour les chevaux. Les propriétaires font les approvisionnemens et tirent un assez bon profit de ces étranges hôtelleries, tenues presque toujours par de pauvres vieillards solitaires ou par un couple aussi âgé que misérable. Le soir, je fis la rencontre d’un convoi de yamstchiks qui revenaient de la foire d’Irbite et faisaient une halte pour leurs chevaux; mais je ne voulus pas rester avec eux : je me savais assez près du sommet de l’Oural, et un sentiment de superstition m’y poussait comme vers le point culminant de ma destinée. J’atteignis enfin la