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passer la nuit dans la forêt. Je feignis une grande colère, et mon conducteur de s’excuser, de me demander humblement pardon. Je n’essaierai pas de décrire les angoisses terribles de cette nuit passée sur le traîneau, au milieu d’une tempête de neige, à une distance de quatre lieues au plus d’Ekaterininski-Zavod; à tout moment, je croyais entendre le grelot des kibitkas lancées à ma poursuite. Enfin le jour commençait à poindre. — Retournons à Tara, dis-je au paysan; je prendrai là un autre traîneau, et toi, imbécile, je ne te donnerai rien, et je te livrerai à la police pour m’avoir fait perdre du temps.

Le paysan, tout penaud, se mit en route pour revenir à Tara: mais à peine eut-il parcouru une verste, qu’il s’arrêta, regarda de tous les côtés, et, montrant quelques vestiges de sentier sous des amas de neige, il s’écria :

— Voilà le chemin que nous aurions dû suivre.

— Va donc, lui dis-je, et à la grâce de Dieu!...

A partir de ce moment, mon homme fit tout son possible pour me faire regagner le temps perdu. Une idée horrible cependant venait de traverser mon esprit : je me rappelai notre malheureux colonel Wysoçki, qui, après avoir été retenu comme moi toute une nuit dans la forêt pendant sa fuite, fut livré aux gendarmes par son conducteur. Mon paysan méditerait-il une trahison pareille? me disais-je, et déjà je dirigeais machinalement ma main vers mon poignard. Vaines terreurs! injustes soupçons! Le paysan arriva bientôt chez un de ses amis, qui me donna du thé et me fournit des chevaux au même prix pour continuer ma route. Ainsi allais-je mon train, renouvelant mes chevaux à des frais assez modiques, quand, arrivé bien tard dans la nuit à un village nommé Soldatskaïa, je fus victime d’un vol aussi audacieux que pénible. Je n’avais pas de monnaie pour payer le conducteur, et j’entrai avec lui dans un cabaret où se pressaient beaucoup de gens ivres : nous approchions de la fin du carnaval. J’avais retiré de dessous mon gilet quelques billets, et j’allais en donner un ou deux au maître du cabaret pour qu’il me les changeât, quand un mouvement de la foule, calculé ou fortuit, se fit tout à coup autour de moi et me repoussa de la table où j’avais étalé les papiers, dont une main adroite s’empara aussitôt. J’eus beau crier, je ne pus découvrir le voleur, ni penser sérieusement à requérir des gendarmes, et je dus me résigner. Je fus ainsi frustré de quarante roubles en assignats; mais ce qui augmenta mes regrets et j’ose dire ma terreur, c’est que le voleur s’était emparé en même temps de deux papiers d’un prix inestimable : une petite note où j’avais minutieusement inscrit les villes et les villages que j’avais à traverser jusqu’à Archangel, et