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jour ne paraisse et ne donne l’éveil sur mon évasion? Que deviendrai-je après?

J’avais à peine passé l’Irtiche, que j’entendis derrière moi le bruit d’un traîneau. Je frémis, mais je résolus d’attendre le voyageur nocturne, et, comme il m’est arrivé plus d’une fois dans ma pérégrination hasardeuse, ce que je redoutais comme un péril m’offrit un moyen inespéré de salut.

— Où vas-tu? me demanda le paysan qui conduisait le traîneau en s’arrêtant devant moi.

— A Tara.

— Et d’où es-tu?

— Du hameau de Zalivina.

— Donne-moi soixante kopeks (dix sous), et je t’emmènerai à Tara, où je vais moi-même.

— Non, c’est trop cher; cinquante kopeks, si tu veux?

— Eh bien! soit, et monte vite, l’ami...

Je pris place à côté de lui, et nous partîmes au galop. Mon compagnon avait hâte de retourner chez lui; la route, couverte d’une neige durcie par la gelée, était unie et polie comme un miroir, et le froid piquant donnait des ailes aux chevaux; au bout d’une demi-heure, nous fûmes à Tara. Mon paysan me déposa dans une des rues de la ville et continua son chemin. Resté seul, je m’approchai de la fenêtre de la première maison venue et demandai à haute voix, selon la manière russe : — Y a-t-il des chevaux ?

— Et pour où?

— Pour la foire d’Irbite.

— Il y en a.

— Une paire?

— Oui, une paire.

— Combien la verste?

— Huit kopeks.

— Je ne donnerai pas tant; six kopeks?...

— Que faire?... Soit. Dans l’instant.

Au bout de quelques minutes, les chevaux étaient prêts et attelés au traîneau.-— Et d’où êtes-vous? me demanda-t-on.

— De Tomsk; je suis le commis de N... (je donnai un nom quelconque). Mon patron m’a devancé à Irbite; moi, j’ai dû rester pour quelques petites affaires, et je suis horriblement en retard; je crains que le maître ne se fâche. Si tu vas bien vite, je te donnerai encore un pourboire.

Le paysan siffla, et les chevaux partirent comme une flèche. Tout à coup le ciel se couvrit, une neige abondante commença à tomber, le paysan perdit son chemin et ne sut plus s’orienter. Après avoir longtemps erré en divers sens, force nous fut de faire halte et de