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une fatalité, une maladie héréditaire, non-seulement chez ses lecteurs et leurs enfans, mais chez tous ceux qui auront subi leur influence et qui sont sûrs de se nommer légion, car par suite de la répugnance que les masses ont à penser par elles-mêmes, il y a comme des courriers magiques pour propager soudain, à travers tout un pays une pensée émise dans un coin, surtout si c’est une pensée qui répond à des penchans très répandus. Quand donc comprendra-t-on que les règles de la civilité puérile et honnête s’appliquent aussi aux nations, et que s’il est mal à un individu de ne songer qu’à se vanter et à dénigrer autrui, il n’est ni plus licite ni plus salutaire de flagorner sans cesse notre vanité nationale, et de nous entretenir comme peuple dans un profond mépris de tout ce qui n’est pas nous? Cela ne vaut pas mieux que de nous habituer à avoir deux morales, l’une pour nous accorder le plaisir de condamner impitoyablement nos voisins, l’autre pour nous persuader que la justice, quand il s’agit de la France, consiste à ne tenir compte que de l’intérêt de la France. L’histoire par elle-même est déjà une tâche presque surhumaine : jamais ceux qui s’y consacrent ne feront honneur à leur nom tant qu’ils n’auront pas bien senti que l’intelligence, l’érudition, le génie même, ne sont point ce qu’il y a de plus indispensable à l’historien, et que la règle d’or pour lui, le seul moyen de laisser des œuvres qui puissent recevoir la ratification de l’avenir, est de n’exprimer jamais que ce qu’il aperçoit et ce qu’il pense, quand ses facultés sont dirigées par ses meilleurs sentimens.

Nous aimons à voir notre passé et notre réputation auprès de l’étranger entre les mains d’un interprète qui comprend ces devoirs, qui est capable de les comprendre. Avant tout, M. Godwin est un esprit judicieux, il a l’âme libre, il est dégagé de ce qui égare. Sans partialité marquée, sans s’être vendu d’avance aux Romains, aux Celtes ou aux Germains, il ouvre les yeux, et il a l’œil vif, il a une rare promptitude d’intelligence. A peine y a-t-il trace chez lui d’une prédisposition en faveur des Germains, les ancêtres de sa race. Il s’applique au contraire à faire ressortir le fonds d’habitudes et d’institutions qui leur était commun avec les Celtes, avec les anciens Pélasges et les premières tribus de l’Inde, c’est-à-dire le fonds d’institutions dont l’honneur ne revient pas à leur caractère propre, mais qui tenaient chez eux à leur degré de développement, qui étaient les conséquences de leur âge moral. Par là même, M. Godwin ne met que mieux en lumière la particularité distinctive des Germains, celle qui, en se développant par de nouvelles circonstances, a donné naissance à l’organisation féodale : je veux parler de la coutume nationale d’après laquelle les jeunes gens se plaçaient librement sous la direction du chef qu’ils préféraient. Chez les Gaulois, le clan ressemblait plus à la famille patriarcale du temps d’Abraham. S’il se recrutait aussi par l’adoption, par l’accession de cliens étrangers, les cliens s’assimilaient davantage à des vassaux héréditaires; le libre choix n’existait pas aussi généralement pour la jeunesse. C’est seulement chez les Germains que nous rencontrons ce bizarre mélange de liberté et d’autorité, ce respect du sentiment individuel et cet instinct de subordination. L’individu garde le droit de disposer librement de lui-même, et il n’use de sa liberté que pour se choisir un maître, pour se marier par amour à une autre destinée.