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ESSAIS ET NOTICES.
La Misère au temps de la Fronde et saint Vincent de Paul, par M. A. Feillet[1]

La thèse de M. Feillet est de démontrer que l’ancienne monarchie conduisait « à grandes laisses » la France à l’appauvrissement général, à la ruine publique. Pendant le XVIIe siècle particulièrement, la rapidité du mal peut être notée, suivant lui, de dix en dix années. Le XVIe siècle avait été, pense-t-il, une période de prospérité croissante et de progrès agricole très marqué ; le XVIIe, une période d’inertie au sein de la décadence ; à peine a-t-on senti, à la fin du XVIIIe et au XIXe, « une lente résurrection, qui insensiblement nous a ramenés un peu au-dessus de ce que nous étions dans la première moitié du XVIe siècle. » Pour prouver sa thèse, M. Feillet a beaucoup étudié. Il a compulsé des centaines d’archives, des milliers de documens inédits, et son livre est de la sorte une enquête savante et consciencieuse, animée d’ailleurs par un patriotisme sincère, par une sympathie profonde pour les souffrances qu’il raconte : à tous ces titres, c’est une œuvre d’un intérêt incontestable pour le statisticien et l’économiste, pour le moraliste et l’historien. M. Feillet instruit le procès de la vieille royauté française ; quel sujet plus digne d’examen ? en est-il de plus dramatique ? en est-il qui nous touche de plus près ? Nos ancêtres ont-ils commis certaines fautes que nous devions à tout prix éviter à notre tour, et y a-t-il, en dehors de la route qu’ils ont suivie, certains écueils qu’ils ont su éviter et desquels il faut nous garder soigneusement nous-mêmes ?

Voici comment M. Feillet a été conduit à choisir, en vue de sa démonstration, l’époque de la fronde. Il avait longtemps étudié l’histoire du paupérisme en France et avait déjà, donné les premiers résultats de cette enquête. Obligé cependant de se borner, il a voulu montrer la misère devenue extrême pendant une des époques réputées les plus brillantes de notre histoire, et il a choisi le temps de la fronde, le temps des ruelles, des ballets et des chansons, le temps des précieuses et des beaux-esprits, de Bussy et de Ninon de Lenclos, de Scarron et de Mme de Sévigné. Évidemment, dans la pensée de l’auteur, le contraste même devait servir au succès de la plaidoirie. Ne pourrait-on pas cependant le quereller à ce propos ? Vous voulez montrer l’incapacité absolue de l’ancienne administration française à faire vivre le pays, — vous n’aspirez à rien de moins ; prenez donc une époque où cette administration soit libre des innombrables entraves que lui imposent une guerre civile et le contre-coup d’une vaste guerre étrangère à peine éteinte. Qui ne sait quel fléau ce fut pour les populations de l’Allemagne et de la France que la guerre de trente ans avec les pillages incessans des aventuriers de toute nation dans leurs marches non réglées ? C’est l’armée de Gallas venant enlever le bétail dans nos provinces frontières, ce senties Suédois saccageant Metz et la Lorraine, ce sont les blessés de Rocroy affluant dans nos hôpitaux, et puis les soldats licenciés cherchant fortune, les populations émi-

  1. Librairie Didier, 1861.