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jamais ; mais qu’importe après tout ? Dans le duo de la jalousie et dans la scène finale avec Desdemona, d’une si profonde terreur, M. Tamberlick s’élève si haut par l’ampleur du style et par la passion, qu’on lui pardonne presque de n’avoir plus que quelques notes frémissantes. M. Tamberlick a été secondé dans Otello par une nouvelle Desdemona dont le nom nous était plus connu que le talent. Née à Bordeaux, élevée au Conservatoire de Paris. Mme Charton-Demeure a essayé ses premiers pas dans la carrière dramatique au théâtre de Bruxelles ; puis elle est venue à l’Opéra-Comique, où elle n’est pas restée longtemps, et s’en est allée où s’en vont maintenant un grand nombre de cantatrices françaises : elle a parcouru le monde et brillé longtemps au Brésil. C’est une cantatrice agréable, dont la voix de mezzo-soprano est vigoureuse, étendue et assez bien exercée. Elle chante avec élan, avec passion, en dépassant quelquefois la mesure de la vérité. On voit bien que Mme Charton-Demeure a vécu longtemps loin de Paris, et qu’elle a eu à plaire à un public plus indulgent encore que celui du Théâtre-Italien. Si Mme Charton-Demeure reste quelque temps parmi nous, elle y apprendra peut-être à modérer son zèle, à tempérer son style, et à ne pas confondre la musique des grands maîtres avec les opéras contemporains.

Le Théâtre-Lyrique, qui va bientôt changer de climat, et qui, l’année prochaine, habitera la nouvelle salle qu’on lui a construite au bord de la Seine, se donne beaucoup de mal pour vivre médiocrement. Les ouvrages nouveaux, petits ou grands, s’y succèdent avec rapidité, ce qui est un bien, puisque c’est la mission de ce théâtre de servir de lieu d’exercice aux jeunes compositeurs qui veulent aborder sans trop de danger la carrière de la musique dramatique. Aussi le Théâtre-Lyrique est-il si éminemment utile qu’il faudrait l’encourager d’une manière efficace, s’il était prouvé qu’il ne peut exister qu’avec une subvention soit de l’état, soit de la ville de Paris. Parmi les ouvrages distingués que le Théâtre-Lyrique a donnés depuis le mois de janvier, il faut citer la Chatte merveilleuse, opéra féerique en trois actes, paroles de MM. Dumanoir et Dennery, dont la première représentation a eu lieu le 17 mars. Bien que le titre de Chatte merveilleuse puisse faire illusion à l’esprit du lecteur, en le portant à croire qu’il s’agit ici de la fable de La Fontaine, il faut dire qu’il n’en est rien. Un père laisse en mourant à ses trois fils trois objets qu’ils doivent se partager : un âne, un moulin et une chatte qui était fort aimée du vieillard. Urbain, le plus jeune et le plus désintéressé des trois héritiers, choisit la chatte, par affection et par respect pour la mémoire de son père. Cette chatte, qui se nomme Féline, on le pense bien, n’est autre qu’une jolie femme qui, protégée par la bonne fée, échappe à tous les maléfices de l’ogre et finit par épouser son maître Urbain, dont elle fait le bonheur. Ce conte bleu traverse un pays de chimères où les rois, les princesses, les danses et les forêts enchantées éblouissent et charment, paraît-il, les yeux du public. La musique de cet imbroglio oriental est de M. Grisar, compositeur ingénieux et facile qui réussit assez bien dans les petits cadres, qui ne l’obligent pas à violenter les sons de sa musette. Dès le premier morceau de la Chatte merveilleuse, qui n’a pas d’ouverture, on trouve dans le chœur que chantent les villageois la formule mélodique et harmonique qui régnera presque pendant les trois