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à la portée des virtuoses modernes. Le public d’ailleurs qui fréquente le Théâtre-Italien, ce mélange hétéroclite d’Espagnols de Portugais, de Russes, d’Américains esclavagistes ou non, n’a plus le goût assez exercé pour se plaire aux formes exquises de la musique d’autrefois. C’est tout au plus s’il supporte maintenant les chefs-d’œuvre de Rossini, tant son oreille est avide de grosse sonorité, de cris et de scènes violentes. Il a fallu l’intervention de quelques amateurs distingués pour faire supporter à ce public avide d’urli italiani un chanteur aussi parfait que M. Delle Sedie, dont la voix de baryton est, à vrai dire, bien courte et bien sourde; mais comme il a dit le duo de Don Giovanni : La ci darem la mano ! comme il a chanté la sérénade adorable du second acte : Deh! vieni alla finestra! On la lui a fait répéter, cette moquerie sacrilège d’un fourbe qui se joue de l’amour et de l’idéal. Au second concert spirituel qui a eu lieu au Théâtre-Italien le 10 avril, M. Delle Sedie a chanté le fameux air religieux de Stradella, Pietà, signore, avec une telle perfection de style, avec une onction si touchante et si profonde, que j’aurais donné tout le Stabat de Rossini, qu’on exécutait le même soir, pour une si noble émotion.

Et pourtant le Stabat de Rossini est un chef-d’œuvre, mais un chef-d’œuvre de musique qui ne s’écarte guère des formes de la belle musique dramatique, et qui est à l’art religieux ce que le magnifique tableau de Paul Véronèse, qu’on admire au salon carré du Louvre, est à la poésie divine de l’Evangile, dont il reproduit une scène capitale. Oui, les hommes de goût qui veulent qu’on chante à l’église autre chose que ce qu’on chante au théâtre, et qui s’efforcent de maintenir la séparation des deux genres et des deux styles, ont raison, et j’applaudis à leurs efforts. Il n’y a rien de plus élevé, de plus grand et de plus beau que la musique religieuse digne de cette qualification, et puisque je touche incidemment à cette question, qu’il me soit permis de remercier ici il padre Placido Abella, de l’abbaye du Mont-Cassin, qui m’a adressé du fond de son couvent trois morceaux de musique religieuse de sa composition : un Magnificat à trois voix avec accompagnement d’orgue, un Christus et un Miserere à quatre voix dans le style de Palestrina, et un O salutatis pour voix de ténor, mélodie suave et pieuse. Tous ces morceaux, écrits dans la tonalité du plain-chant, excepté l’O salutatis, révèlent un goût exercé qui fait honneur au père Placido Abella. Il a accompagné son envol d’une lettre où il nous dit avec beaucoup de grâce : « Si vous trouvez à blâmer quelque chose dans mes compositions, faites-le, monsieur; mais que votre critique soit adoucie par mon désir de voir la musique religieuse ramenée à ces principes sévères qui ont été établis par l’exemple de Palestrina. » Je puis assurer le bon père que ses efforts me paraissent dignes du but qu’il veut atteindre.

Les dernières représentations du Théâtre-Italien ont été assez brillantes, grâce à l’arrivée de M. Tamberlick, qui nous est apparu brusquement dans Poliato, de Donizetti, un de ses meilleurs rôles. Dans cette faible partition, il y a trois morceaux remarquables : un air, le finale du premier acte, et un duo passionné à l’acte suivant, où M. Tamberlick a eu de beaux élans lyriques. Puis il a chanté Otello avec la vigueur, la fougue et la belle déclamation qui distinguent ce grand artiste, dont la voix est plus fatiguée que