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dent à s’établir sur les ruines d’un régime disparu, mais qui on sont encore à la période des confusions et des malentendus : ce n’est pas là une raison de désespérer, encore moins d’aggraver les mésintelligences et d’irriter les dissentimens par un échange de vulgarités offensantes et de brutales représailles. Que les théâtres se respectent davantage, qu’ils sacrifient moins ouvertement aux tristes idoles de notre époque, qu’ils cessent de traiter le public comme une matière exploitable, comme un troupeau de moutons de Panurge, auquel on peut faire accepter toute sorte de pâtures, pourvu que l’on sache y intéresser sa crédulité et sa convoitise, et bientôt le public, radouci, apaisé, civilisé, remis en confiance, renoncera à ces alternatives de complaisances aveugles et de stériles colères qui prolongeraient indéfiniment le malaise. Il comprendra que pour s’initier, pour perfectionner son éducation dramatique et devenir, lui aussi, une autorité, il a mieux à faire qu’à se poser tour à tour devant les pièces qu’on lui joue en vieillard blasé ou en enfant mutin. Pour le moment, un art désorienté, le déclassement des genres, le régime de l’égalité passant de la société au théâtre, une masse croissante de spectateurs appelés à prendre leur part de ces plaisirs réservés autrefois à un public restreint, ce sont bien là les symptômes d’une transformation, mais non pas d’une maladie sans remède. Que toutes ces forces nouvelles, mal connues, mal définies, sujettes à se contrarier comme tout ce qui n’est pas encore sûr de sa place et de son emploi, apprennent à s’équilibrer, à se compléter les unes par les autres comme s’équilibraient et se complétaient celles qu’elles remplacent, et peut-être en verrons-nous sortir quelque chef-d’œuvre inattendu. A tout prendre, n’a-t-il pas fallu à la société et à l’art d’un autre siècle bien des tâtonnemens et des orages, bien des sacrifices au faux goût, à la fausse élégance et à l’emphase avant de se débarrasser des alliages et d’arriver à Racine et à Molière?


ARMAND DE PONTMARTIN.