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genres étaient soumis à des hiérarchies aussi inflexibles, séparés par des barrières aussi fortes que celles qui marquaient les classifications sociales. Aujourd’hui hiérarchies et barrières sont tombées ; la tragédie a disparu la première, comme la plus entachée d’ancien régime, la plus évidemment chargée d’exprimer un idéal incompatible avec les allures de la vie moderne. Un moment on avait pu croire que le drame ne serait qu’une forme nouvelle de la tragédie, forme plus vivante, plus large, plus souple, mieux appropriée à des intelligences plus libres, initiées aux beautés des théâtres étrangers ; mais ce drame, tel que nous le firent entrevoir les maîtres du romantisme, était encore, à ce qu’il paraît, trop littéraire, trop élevé, trop lyrique pour la foule toujours croissante et de plus en plus sujette à confondre l’appétit avec le goût. Il eut le tort et le sort d’autres révolutionnaires ses contemporains : il glissa du libéralisme à la démocratie. Héritier prodigue ou infidèle de Melpomène, il a laissé dilapider son patrimoine par le mélodrame actuel, la pire espèce d’élucubration dramatique, car elle n’a plus même l’ingénuité primitive des anciens chefs-d’œuvre du boulevard ; elle représente non pas le progrès, mais la falsification complète de tous les instincts populaires, conviés chaque soir à de grossières contrefaçons de style, de poésie, d’émotion, où les sentimens naturels s’expriment avec une grotesque emphase, où quelques effets violens s’obtiennent à force d’absurdes invraisemblances, et où l’histoire, quand elle intervient, est traitée de façon à entretenir constamment parmi les masses l’ignorance et le mensonge : heureux encore quand la spéculation aux abois n’a pas l’idée de suppléer à l’insuffisance des élémens ordinaires d’attraction et de curiosité par ces exhibitions dont l’effet purement sensuel achève de dégrader la dignité du public et du théâtre !

Quant à la comédie, cette décomposition dont nous parlons, sans avoir produit d’aussi fâcheux résultats, est peut-être plus visible encore. Si on ne rencontre plus que rarement la comédie au Théâtre-Français, où elle se concentrait autrefois, il n’est pas rare en revanche de la trouver ailleurs, à des doses réduites sans doute, mêlées de vulgaires alliages, affaiblies ou altérées par les négligences de l’improvisation ou l’incorrection de la forme, suffisantes néanmoins pour qu’on la reconnaisse, pour qu’on se dise avec regret qu’un peu de réflexion et d’effort chez les auteurs, un peu d’exigence et de discernement chez le public, auraient donné la durée et la vie à ce fugitif amusement d’une soirée. Là encore, la distinction des théâtres et des genres ne serait plus qu’une prétention ou un souvenir. Il n’y a plus en réalité pour l’art véritable un temple privilégié, dont les desservans et les fidèles regardent avec dédain quelques masures lointaines, reléguées au bas du coteau sacré, et abandonnées à l’exploitation du couplet, de la parade ou du quolibet. Tout le monde dramatique vit de plain-pied, et le tiers-état est en train d’y remplacer la noblesse. Au Gymnase ou au Vaudeville comme au Théâtre-Français, c’est à peu près la même littérature ; ce sont les