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enfuis des arbres et chantaient sur les toitures où le soleil dardait. Des murmures de foule suspendaient enfin ce long silence de douze mois, des gaîtés inouïes épanouissaient la physionomie du vieux collège, les tilleuls le parfumaient d’odeurs agrestes. Que n’aurais-je pas donné pour être déjà libre !

Les préliminaires furent très longs, et je comptais les minutes qui me séparaient encore du moment de ma délivrance. Enfin le signal se fit entendre. À titre de lauréat de philosophie, mon nom fut appelé le premier. Je montai sur l’estrade, et quand j’eus ma couronne d’une main, mon gros livre de l’autre, debout au bord des marches, faisant face à l’assemblée qui applaudissait, je cherchai des yeux Mme Ceyssac ; le premier regard que je rencontrai avec celui de ma tante, le premier visage ami que je reconnus précisément au-dessous de moi, au premier rang, fut celui de Mme de Nièvres. Éprouva-t-elle un peu de confusion elle-même en me voyant là dans l’attitude affreusement gauche que j’essaie de vous peindre ? Eut-elle un contre-coup du saisissement qui m’envahit ? Son amitié souffrit-elle en me trouvant risible, ou seulement en devinant que je pouvais souffrir ? Quels furent au juste ses sentimens pendant cette rapide, mais très cuisante épreuve qui sembla nous atteindre tous les deux à la fois et presque dans le même sens ? Je l’ignore ; mais elle devint très rouge, elle le devint encore davantage quand elle me vit descendre et m’approcher d’elle. Et quand ma tante, après m’avoir embrassé, lui passa ma couronne en l’invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance ; Je ne suis pas bien sûr de ce qu’elle me dit pour me témoigner qu’elle était heureuse et me complimenter suivant l’usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya, je crois, de me dire : « Je suis bien fière, mon cher Dominique, » ou « c’est très bien. » Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés comme une larme ou d’intérêt ou de compassion, ou seulement une larme involontaire de jeune femme timide… Qui sait ? Je me le suis demandé souvent, et je ne l’ai jamais su.

Nous sortîmes. Je jetai mes couronnes dans la cour avant d’en franchir le seuil pour la dernière fois. Je ne regardai pas seulement en arrière, pour rompre plus vite avec un passé qui m’exaspérait. Et si j’avais pu me séparer de mes souvenirs aussi précipitamment que j’en dépouillai la livrée, j’aurais eu certainement à ce moment-là des sensations d’indépendance et de virilité sans égales.

— Maintenant qu’allez-vous faire ? me demanda Mme Ceyssac à quelques heures de là.

— Maintenant ? lui dis-je, je n’en sais rien.

Et je disais vrai, car l’incertitude où j’étais s’étendait à tout, depuis le choix d’une position qu’elle espérait et voulait brillante jusqu’à l’emploi d’une autre partie de mes ardeurs qu’elle ignorait.