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rent, dès le dernier siècle, à la tête de toute l’Angleterre, et les deux armées de cricketers se livrèrent à plusieurs reprises de fameuses batailles dont les circonstances ont été notées par les écrivains du temps. Ce jeu a en ses héros, ses réformateurs, ses martyrs. Le prince Frédéric de Galles, père de George III, mourut, dit-on, des suites d’un coup de balle qu’il avait reçu dans le côté gauche en jouant au cricket, et il n’y a pas encore si longtemps que les vétérans de l’ancienne école montraient avec orgueil à la génération nouvelle ce qu’ils appelaient leurs honneurs, — des doigts rompus et des jambes cassées. Ces honneurs-là du moins (et ils s’en réjouissaient) devaient les suivre jusqu’au tombeau[1]. Les patrons non plus n’ont point manqué à un divertissement qui flatte si bien l’amour-propre des Anglais : plus d’une fois la main de la royauté ne dédaigna point d’échanger le sceptre pour la bat. George IV était un grand amateur de ce jeu, et fonda lui-même à Brighton le Prince’s Cricket ground. L’aristocratie regardait également comme un devoir d’encourager les cricketers : à Farnham, lord George Kerr faisait distribuer du pain, du fromage et de la bière à tous ceux qui, les soirs d’été, voulaient venir s’exercer sur ses terres. Les annales du cricket se rattachent en outre à celles de la littérature : Byron avait un faible pour ce jeu, qu’il appelle dans ses vers manly toil, un exercice viril. Dans une de ses lettres, il nous apprend qu’il était un des onze de Harrow qui, en 1805, défièrent sur le champ de cricket onze élèves d’Eton.

Une invention nouvelle a beaucoup contribué, dans ces dernières années, au développement du jeu de cricket dans toute la Grande-Bretagne : je veux parler des chemins de fer ; mais peut-être cette locomotion à la vapeur a-t-elle enlevé quelque chose au pittoresque de l’institution en affaiblissant dans les villes et les campagnes l’esprit de localité. C’était un intéressant spectacle, à coup sûr, que celui de deux paroisses rivales s’avançant l’une contre l’autre, enseignes déployées. Si ces défis s’échangent encore, ils ont beaucoup perdu de leur ancienne pompe. Aujourd’hui les amateurs se groupent par clubs. Cette organisation avait déjà commencé au dernier

  1. La halle de cricket ne rebondit pas, elle est dure comme une pierre et a été faite évidemment plutôt en vue de la crosse de bois que des membres humains. Pour prévenir quelques-uns des accidents les plus communs. les deux ou trois joueurs dont la position est surtout menacée portent des gants très épais et une sorte d’appareil en bois autour des jambes (leggards) destinés à les protéger contre les rudes coups de la balle. Rien n’égale d’ailleurs la fermeté aver laquelle les joueurs supportent les contusions et les blessures. Un vieux cricketer, M. Alfred Mynn, qui est mort à Londres il y a quelques mois, avait été frappé à la jambe en jouant dans une partie du nord contre le midi. Il ne sen maintint pas moins à son poste pendant des heures au milieu des douleurs les plus atroces.