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— Allons jusqu’aux boulevards, me dit-il en s’emparant de mon bras. Je désire que tu m’accompagnes, et voici la nuit.

il marchait vite et m’entraînait comme s’il eût été pressé par l’heure. Il prit le plus court, traversa lestement les allées désertes et me conduisit tout droit vers cette partie des avenues où l’on se promenait l’été à la nuit tombante. Il y avait une certaine foule, ce qu’une très petite ville comme Ormesson comptait alors de plus mondain, de plus riche et de plus élégant. Olivier s’y glissa sans s’arrêter, les yeux en éveil, excité par une secrète impatience qui l’absorbait au point de lui faire oublier que j’étais là. Tout à coup il ralentit le pas, se raffermit à mon bras pour se contraindre à modérer je ne sais quelle enfantine effervescence qui sans doute aurait manqué de mesure ou d’esprit. Je compris qu’il était au bout de ses recherches.

Deux femmes se dirigeaient vers nous, au bord de l’allée, et assez mystérieusement abritées sous le plafond bas des ormeaux. L’une était jeune et remarquablement jolie ; ma très récente expérience m’avait formé le goût sur ces définitions délicates, et je ne m’y trompais plus. J’observais cette façon légère et contenue de fouler à petits pas le gazon qui s’étendait au pied des arbres, comme si elle eût marché sur les laines souples d’un tapis. Elle nous regardait fixement, avec moins de charme que Madeleine, plus de volonté que jamais celle-ci n’eût osé le faire, et de loin se préparait par un sourire insolite à répondre au salut d’Olivier. Ce salut fut échangé d’aussi près que possible avec la même grâce un peu négligée, et dès que la jeune tête blonde et encore souriante eut disparu dans les dentelles de son chapeau, Olivier se tourna vers moi avec un air d’interrogation audacieuse.

— Tu connais Mme X… ? me dit-il.

Il me nommait une personne dont on parlait un peu dans le monde où quelquefois j’accompagnais ma tante. Il n’était que très naturel qu’Olivier lui eût été présenté, et naïvement je le lui dis.

— Précisément, ajouta-t-il, j’ai dansé un soir de cet hiver avec elle, et depuis…

Il s’interrompit, et après un silence : — Mon cher Dominique, reprit-il, je n’ai ni père ni mère, tu le sais ; je ne suis que le neveu de mon oncle, et de ce côté je n’attends que les affections qui me sont dues, c’est-à-dire une bien petite part dans le patrimoine de tendresse qui revient de droit à mes deux cousines. J’ai donc besoin qu’on m’aime et autrement que d’une amitié de collège… Ne te récrie pas ; je te suis reconnaissant de l’attachement que tu me témoignes, et je suis sûr que tu me le continueras, quoi qu’il arrive. Je te dirai aussi que tu m’es très cher ; mais enfin tu me permettras