Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personnage de Fantine se vulgarise subitement, sans qu’on sente bien les raisons de cette métamorphose. L’agonie de la malheureuse, qui meurt sans avoir pu revoir son enfant, n’a rien non plus de particulièrement touchant. L’intérêt se détourne d’elle pour se porter sur les aventures du maire, qui vient de se dénoncer devant la cour d’assises d’Arras, et l’imagination du lecteur n’a plus d’attention pour elle. Sa mort passe inaperçue pour ainsi dire au milieu de la confusion générale; c’est une scène qui pouvait être touchante, et qui est étranglée entre deux scènes d’un intérêt plus dramatique : la scène de la cour d’assises et la scène qui nous montre Jean Valjean sauvé par le mensonge héroïque de la sœur Simplice, après s’être évadé de la prison où il a été écroué le matin.

Un point vraiment curieux à noter dans ce livre, c’est que les personnages placés sur le second plan sont, à tout prendre, mieux composés que les grands acteurs. Mlle Baptistine est mieux composée que l’évêque ; Javert est plus logiquement conçu et plus fortement exécuté que le Jean Valjean du second volume; la sœur Simplice est un caractère mieux compris que celui de Fantine. Elle ne fait que passer dans le livre, tout juste le temps de permettre au lecteur de tirer son chapeau devant cette personne douce, austère, froide, et n’ayant jamais menti. Son apparition dans cette seconde partie est vraiment un bienfait de l’auteur, car elle réconcilie avec la nature humaine l’imagination du lecteur, suffoquée de scènes de cours d’assises, d’hôpital, de bureaux de police. Elle apparaît pour accomplir un acte tristement héroïque, un mensonge; cet acte, elle l’accomplit d’une voix ferme, par deux fois, et sans trembler. Elle ment avec ferme propos pour sauver le coupable revenu au bien, qui la veille encore s’est dénoncé par vertu. Certes le sacrifice que Judith fit de sa chasteté au profit de son peuple ne coûta pas plus à la veuve juive que ne doit coûter ce mensonge à la conscience de la sœur Simplice. Il est douloureux de se trouver contraint d’accomplir par devoir un acte qui est le contraire du devoir; aussi, au moment où le mensonge est encore en suspens, le drame n’est-il plus dans la question de savoir si Javert ressaisira ou non sa proie, il est dans la question de savoir si Simplice mentira ou non. Il y a là un moment solennel, pathétique, tragique; cela est bien inventé, très noble et très humain.

Maintenant j’ai tout dit de ce que je m’étais proposé de dire aujourd’hui. Je n’ai voulu qu’expliquer la structure et l’anatomie des caractères principaux et mettre en gerbe les beautés littéraires que m’offrait ce premier épisode en les séparant de l’ivraie et des herbes stériles mêlées aux vrais épis. J’ai évité avec soin les questions morales et sociales que soulève nécessairement un tel livre, et lorsque