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un dessin tout trouvé pour Gavarni, avec une légende toute faite.

Abandonnée par Tholomyès, Fantine songe à retourner dans son pays, la petite ville où le maire Madeleine est établi. Malheureusement elle traîne après elle une petite fille qu’elle adore. Cette petite fille sera le principe et la source de tous ses malheurs. Ici, quoique j’aie pris en quelque sorte l’engagement de n’aborder encore aucune des questions sociales que soulève le livre, je me permettrai de faire observer que M. Hugo a exagéré outre mesure la situation d’une fille du peuple qui a le malheur de posséder un enfant illégitime. Cet accident peut peser sur sa vie dans certaines conditions et lui fermer l’accès de quelques professions, mais dans la condition d’ouvrière libre ou d’ouvrière des manufactures il n’a d’autre inconvénient que d’augmenter les dépenses de la mère. L’état de nos mœurs n’est pas assez sévère ou assez hypocrite, comme on voudra, pour que de pareils accidens scandalisent beaucoup. Fantine peut se présenter hardiment à la porte de la manufacture de M. Madeleine, sa petite Cosette ne sera pas pour elle un motif d’exclusion, ni surtout un motif d’expulsion. Qu’importe qu’elle ait un enfant, si elle peut travailler pour le nourrir? Il y a un cas cependant, un seul, où cet enfant pourrait à la rigueur devenir un motif de sévérité et d’exclusion : c’est le cas où les soins à donner à l’enfant enlèveraient au travail de la mère toute régularité; mais M. Hugo a pris soin d’écarter ce dernier obstacle. Cosette vit tristement loin de sa mère, qui la croit heureuse, chez les Thénardier, deux brutes rustiques auxquelles elle l’a livrée dans un premier mouvement de vivacité et de confiance spontanée, très vrai, très populaire et très bien saisi par l’auteur. Les choses étant ainsi, en quoi l’enfant de Fantine, qui ne gêne pas le travail de la mère et qui ne scandalise personne, puisqu’on ne le voit pas, peut-il devenir une cause d’ostracisme? Une cause d’ironie, de sarcasme, même de mépris pour les âmes grossières qui l’entourent, oui; un motif de malédiction sociale, non. Et puis comment, lorsque l’expulsion est décidée, Fantine, qui aime son enfant, n’a-t-elle pas l’idée de résister à cette sentence absurde et ne se pourvoit-elle pas en grâce et en cassation auprès du manufacturier, dont, comme toute la ville, elle connaît l’humanité? Ce ne peut être par oubli, ce ne peut être par timidité; une femme n’a plus de timidité, une mère n’a pas d’oublis lorsqu’il s’agit de disputer à la misère le pain de son enfant; Fantine elle-même le prouve trop pour son malheur. Elle n’acceptera un pareil arrêt qu’après avoir épuisé tous les moyens de le faire casser; elle ne se résignera qu’après avoir épuisé toutes ses chances de salut. Il y a dans l’explication des malheurs de Fantine une inconsistance qui frappe au premier coup d’œil.