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nuances, mais elles sont essentielles. Étant donné le caractère de Javert, une discussion ou une insistance prolongée équivaut à une révolte contre cette autorité pour laquelle l’inspecteur de police a un respect superstitieux. Qu’il se sente étonné, scandalisé même, de voir un maire donner raison à une fille publique, rien n’est plus naturel ; mais, de même que l’intelligence du croyant peut bien se cabrer devant les mystères qu’elle ne comprend pas, mais se soumet en se disant qu’elle ne doit pas comprendre, l’étonnement de Javert doit céder devant ce dogme qu’il s’est imposé : que l’autorité est infaillible. Qu’il donne sa démission, parce qu’il a soupçonné indûment un représentant de l’autorité, rien de mieux encore, mais il ne la maintiendra pas avec insistance, car l’autorité est pour lui la source de toute grâce, comme elle est la source de toute justice, et il devra, pour être logique, accepter son indulgence comme il aurait accepté sa rigueur. Il y a là quelques exagérations qui auraient pu être évitées. M. Hugo a trop fortement appuyé sur certains côtés de ce caractère, qui par lui-même est très en saillie, et qui se comprend sans effort. Ces imperfections de détail n’enlèvent rien heureusement à la valeur du personnage. C’est un véritable soldat de l’ordre public que cet inspecteur de police exact, sévère, taciturne, inexorablement fidèle à sa consigne, et créé honnête homme par la grâce de la société, comme le chrétien est créé saint par la grâce divine, car tout ce caractère de Javert est fondé sur une vertu sociale et non naturelle, le respect de l’autorité. Ce que l’autorité condamne, il le condamne ; ce qu’elle méprise, il le méprise ; ce qu’elle absout, il l’absout. Né en dehors de la société, il pouvait être son ennemi : il a fait son choix, et s’est enrôlé parmi ses gardiens. Il pouvait être un malfaiteur, il a préféré être honnête homme, La conscience qu’il a d’avoir bien choisi lui a donné une sorte d’orgueil légitime qui le rend inexorable pour ceux dont il aurait pu être le compagnon et le complice. C’est un personnage bien compris, bien rendu, et qui mérite de prendre place dans cette innombrable galerie de portraits qui témoigne de l’inépuisable variété de la nature humaine, et qu’augmente le génie de chaque grand poète. C’est même peut-être le seul acteur de ce premier épisode qui mérite tout à fait cet honneur, à proprement parler ; les autres ne sont que des personnages, Javert est à la fois un personnage et un type. Les autres acteurs sont incomplets ; on pourrait les comprendre autrement, les recommencer, les refaire, y ajouter, en retrancher : Javert est complet, et ne peut se comprendre autrement qu’il n’est. Le lecteur n’éprouve pas le besoin de le recomposer à son gré, ce qui est le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un caractère présenté par un poète.