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réalité. Courbé sous ce fardeau comme une cariatide à la posture pénible, il aurait laborieusement, douloureusement accompli le bien. Le prix de sa vertu lui aurait été marchandé et disputé par le mépris des hommes, le mérite de ses bonnes actions aurait été discuté et amoindri par les sophismes des pharisiens. Il aurait été non un objet d’admiration, mais un objet d’étonnement et même de scandale. Ceux qui auraient reçu ses bienfaits se seraient eux-mêmes, en les acceptant, écartés avec crainte, et auraient en vain cherché dans leur cœur une flamme de sympathie pour leur bienfaiteur. Le souvenir de ses actes de dévouement aurait été plus vite effacé encore que ne l’est le souvenir des bienfaits des autres hommes. Il aurait inspiré aux âmes saintes la défiance, aux âmes vertueuses une insultante compassion, aux âmes simplement honnêtes une bienveillance sarcastique ou une froide indifférence, aux âmes méchantes et perverses la haine et le mépris. Il aurait senti à toute heure que, toujours maudit devant les hommes, il n’était saint que devant Dieu, et il aurait cependant marché dans sa voie nouvelle sans découragement et sans amertume. Alors le rachat eût été complet, et le spectacle donné au monde eût été vraiment grand et admirable. Telle est l’unique objection que j’aie à faire au second personnage de Jean Valjean; il est vrai qu’elle est considérable. M. Hugo a compris autrement son personnage : je le regrette doublement, et au point de vue de l’intérêt moral et au point de vue de l’intérêt dramatique.

Acceptons cependant cette erreur, elle n’est pas sans compensation, puisqu’elle a permis à M. Hugo de placer en face de Jean Valjean, devenu le maire Madeleine, un personnage qui n’était possible qu’à cette condition : — Javert, l’officier de police, qui, d’un œil soupçonneux et inquiet, épie incessamment la personne et les actions de son supérieur dans l’ordre hiérarchique. Ce personnage de Javert, qui n’est que subalterne et placé sur le second plan, est le mieux composé du livre. Tout en lui est irréprochable : physionomie, costume et caractère. Le mobile de ses actions est simple, facile à saisir et nettement expliqué. Les rouages peu compliqués de ce caractère tout d’une pièce sont décrits avec précision, et fonctionnent avec une régularité parfaite sous les yeux du lecteur. En deux occasions seulement, M. Hugo a légèrement exagéré le sentiment très vrai sur lequel il a fait reposer fortement le caractère de son personnage, le respect de l’autorité. Lorsque M. Madeleine ordonne de faire mettre en liberté une fille publique condamnée par Javert à une peine disciplinaire, l’officier de police dispute un peu trop longtemps contre son supérieur. Plus tard, lorsqu’il vient offrir au maire sa démission pour l’avoir soupçonné d’être l’ancien forçat Jean Valjean, il insiste un peu trop encore. Ce ne sont que des