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veille, et cette unique faculté est l’imagination. Tel est l’état de l’âme de Jean Valjean à sa sortie du palais épiscopal, et voilà pourquoi M. Hugo a si bien réussi là où un autre psychologue plus sûr et plus exercé aurait échoué. Ce chapitre rentre donc dans ce genre d’analyse Imaginative et sinistre avec lequel Claude Gueux et le Dernier Jour d’un Condamné nous avaient déjà familiarisés, il en est l’expression complète et achevée. Il n’y a pas une observation qu’on ne sente vraie et qui ne s’impose à l’esprit comme exacte. On voit poindre lentement, puis grandir, puis enfin éclater avec une splendeur terrifiante la lumière morale dans l’âme de ce malheureux, qui, effaré de cette clarté, tourne sur lui-même, irrité et aveugle comme un hibou surpris par le jour.

En sortant de la maison de l’évêque, Jean Valjean n’est ni converti ni même ému, il est en proie à une colère mêlée d’étonnement. La nouveauté de ce spectacle qu’il ne comprend pas l’a bouleversé sans le toucher, et il regrette presque de l’avoir connu. « il voyait avec inquiétude s’ébranler l’espèce de calme affreux que l’injustice de son malheur lui avait donné. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eût mieux aimé se voir en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passées ainsi : cela l’eût moins agité.» Pour que l’exorcisme chrétien de l’évêque ait son plein effet, il faut que Jean Valjean soit une dernière fois la proie de l’esprit du mal, il faut qu’il commette une dernière mauvaise action qui le dédouble en quelque sorte, et qui mette deux Jean Valjean en présence l’un de l’autre. Un petit Savoyard passe près de lui, jouant avec une poignée de gros sous, parmi lesquels se trouve une pièce blanche : la pièce blanche tombe, et Jean Valjean pose le pied dessus. Est-ce un acte réfléchi, volontaire? Non, c’est un mouvement instinctif et mécanique de la brute qui l’a poussé. Il a commis cette mauvaise action sans que la profonde rêverie où l’ont jeté les paroles de l’évêque en ait été troublée ; mais c’est la dernière goutte qui fera déborder le vase. Lorsqu’il secoue sa rêverie et qu’il aperçoit cette pièce d’argent oubliée sous son pied, le monstre qui est en lui lui apparaît, et le sens de l’action et des paroles de l’évêque lui est subitement révélé. Il se juge, se condamne, et un sentiment confus encore, mais vrai, surgit en lui. Il sent que désormais il n’y a plus pour lui que deux routes à suivre, qu’il faut qu’il soit plus saint que l’évêque, ou qu’il tombe encore au-dessous de lui-même. Il y a dans l’expression de ces sentimens une grandeur véritable. L’œuvre du poète ne contient guère, comme art, de plus belles pages, et elle n’en contient pas d’aussi humaines.

C’est encore un très beau chapitre de psychologie que le long chapitre du second volume qui porte ce titre bizarre : une Tempête sous