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même qu’elle est fondée sur un malentendu. Le conventionnel prend prétexte des gros traitemens et des richesses des princes de l’église pour attaquer directement Mgr Myriel. Il n’est pas possible qu’il n’ait pas entendu parler du dénûment volontaire de l’évêque et de l’abnégation de sa charité; tous les reproches qu’il adresse au luxe qu’il suppose au prélat tombent à faux, car ils impliquent une ignorance inadmissible des habitudes et des mœurs de Mgr Myriel.

Je regrette que M. Hugo ait négligé de nous raconter comment M. Myriel était arrivé à ce désintéressement absolu de lui-même et à cette charité parfaite. Une vertu rare est toujours un grand objet d’étonnement pour les hommes, car elle suppose une révolution radicale dans l’âme et une métamorphose de la nature. C’est l’histoire de cette métamorphose que le lecteur voudrait connaître. Par quels combats l’âme a-t-elle passé avant d’arriver à cette paix bénie? quelles expériences a-t-elle faites, quelles épreuves a-t-elle subies? Quel est le choc qui a brisé pour jamais cet égoïsme de la nature qui, même chez les meilleurs d’entre nous, ne cède jamais entièrement, et trouve jusqu’à la fin une place forte d’où il défie le désintéressement et la charité? M. Hugo nous dit sommairement que l’évêque avait eu une jeunesse orageuse, ou, pour être plus exact, qu’il avait alors beaucoup fait parler de lui. La révolution survenant, il avait émigré en Italie et en était revenu prêtre; mais que s’était-il passé en lui entre ces deux dates de son existence, l’émigration et le retour d’Italie? M. Hugo se contente de poser les questions que nous lui adressons à lui-même. C’eût été pourtant un curieux chapitre de psychologie à écrire, un chapitre de psychologie qui avait son importance historique, car les vertus de la trempe de celle de Mgr Myriel ont été moins rares qu’on ne pourrait le croire à l’époque où il vécut. Le spectacle de la révolution française eut sur les classes élevées de la société, principalement sur le clergé français, deux résultats diamétralement contraires. Il plongea plus avant dans l’endurcissement ceux qui étaient durs et obstinés, il attendrit et ennoblit ceux qui étaient déjà nobles et tendres par nature. Les âmes prédisposées à la perfection morale, et qui ne l’auraient jamais atteinte dans la société légère et galante au milieu de laquelle elles auraient vécu, reçurent, avec l’effroyable tourmente, le baptême de feu du prophète; elles ne se connaissaient pas, la révolution fut l’archange divin qui leur révéla leur grandeur en leur révélant leur misère. En voyant comme tout nous quitte, elles n’eurent aucune peine à se quitter elles-mêmes; elles trouvèrent le désintéressement plus sage et plus facile que l’amour de soi, puisque le désintéressement ne demandait rien et ne souffrait d’aucune privation, tandis que l’amour de soi avait besoin, pour s’as-