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par choquer son bon sens. M. Hugo a voulu mettre en présence deux justes de race différente, et rien n’était plus légitime que cette ambition ; mais comment n’a-t-il pas compris que ces deux hommes, quelle que soit la bonne opinion qu’ils emporteront l’un de l’autre, sont séparés par un intervalle que rien ne peut combler ? Ils sont faits peut-être pour s’estimer, mais ils ne s’aimeront jamais ; ils rapprocheront peut-être leurs intelligences, ils ne mêleront jamais leurs âmes. Chacun des deux se tiendra vis-à-vis de l’autre, non pas précisément en état de défiance ou d’hostilité, mais en état de respectueuse réserve, car ils sentiront bien vite qu’aucun des deux ne peut céder à l’autre, et que ce serait une sorte de trahison envers les doctrines dont ils sont respectivement les serviteurs que de les livrer aux hasards de la discussion et aux blessures que peut leur infliger le fouet de la langue. Ils admireront les conséquences de cette justice qu’ils ont cherchée l’un et l’autre telles qu’elles se manifestent par leur vie personnelle, mais ils ne s’entendront jamais sur le principe même de cette justice. Tout ce qu’ils sauront et voudront jamais savoir l’un de l’autre, c’est que leur existence est pleine d’actes qui méritent le respect. Que de finesse, de ménagemens, de tact, demandait cette scène pour être aussi vraie qu’elle est hardie et aussi belle qu’elle est bien inventée ! M. Hugo n’avait certainement pas l’intention d’humilier et de rabaisser le personnage de Mgr Bienvenu, et cependant tel est le résultat le plus net de la longue conversation à laquelle il nous fait assister. Est-ce bien d’ailleurs conversation qu’il faut dire, et n’est-ce pas plutôt monologue ? L’évêque ne prend part à cette conversation que par des paroles monosyllabiques ou par de rares réserves exprimées avec une timidité qui ressemble à de la faiblesse et une douceur qui ressemble à de la pusillanimité. Quoique son cœur fut probablement plus haut que son intelligence n’était vaste, il est cependant difficile d’imaginer que cet homme que M. Hugo nomme lui-même à plusieurs reprises un grand esprit n’ait pas à son service quelques bonnes raisons pour répondre à son adversaire. On souffre vraiment et de l’indigence de pensées dont il fait preuve, et des coups que fait pleuvoir sur sa foi politique l’éloquence impétueuse et trop souvent intempérante du conventionnel. Que le chrétien soit écrasé par le révolutionnaire, passe encore cependant : de pareilles défaites n’humilient que l’intelligence et n’atteignent pas l’homme moral ; main une sorte d’indignation saisit le lecteur lorsqu’il voit l’évêque s’agenouiller devant le conventionnel et lui demander sa bénédiction. En ce moment, on oublie toutes les vertus de Mgr Myriel, et une exclamation irrespectueuse est le seul mot que l’on trouve pour saluer cet acte vraiment saugrenu. Ajoutons que cette scène est quelque peu invraisemblable, et