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cienne île appelée Lomea, qui appartenait à Goodwin, comte de Kent, et qui fut détruite par la mer en 1097, Cette légende historique avait été fort attaquée par les savans, lorsque dans ces dernières années un grand géologue anglais, sir Charles Lyell, lui a redonné quelque valeur. D’autres, il est vrai, expliquent au contraire la formation de ces bancs par de lentes et successives accumulations de sable dans des eau peu profondes. Quoi qu’il en soit de la cause qui a donné naissance aux Goodwin Sands c’est là, — en quelque sorte au milieu de la mer, — que devait s’engager entre les joueurs du Kent une partie de cricket.

Pourquoi ce jour plutôt qu’un autre ? C’était le jour de l’année où, la différence des hautes et des basses marées se faisant le plus sentir, une plus grande partie des bancs de sable devait se trouver découverte durant quelques heures. Ai-je besoin de dire que la nouveauté du spectacle m’attira, comme tant d’autres, dans les petits bateaux qui devaient transporter la foule des curieux à travers une sorte de détroit en miniature appelé le Swatch ? Il était à peu près onze heures quand nous touchâmes les sables de Goodwin, encore humides d’eau salée. On se hâta de planter les tentes et les baraques, d’arborer les bannières et d’enfoncer en terre les wickets (barres)[1]. Les joueurs divisés en deux camps, onze contre onze, vêtus de pantalons blancs et de chemises en flanelle de différentes couleurs, se placèrent, chacun selon son rôle, dans une arène à laquelle on donne le nom de cricket field. L’un avait pour fonction de servir la balle, c’était le bowler ; un autre, armé de la crosse de bois appelée bat, était chargé de la repousser, d’autres encore, qui occupaient divers postes, essayaient de l’attraper ou de la détourner du but, qui était évidemment l’une des wickets. Au reste, mon attention était moins absorbée dans ce moment-là par le jeu que par la singularité de la scène. Joueurs et spectateurs mettaient une sorte d’orgueil à fouler du pied la bordure des sables, recouverte presque toute l’année par les vagues. Cette partie de cricket était naturellement un défi jeté à l’Océan.

Cependant la joie était au comble dans ces lieux témoins de tant de naufrages. La bière et les liqueurs coulaient à flots dans les tentes et les baraques. La toilette des femmes était élégante, et quelques-unes de ces naïades, auxquelles manquait pourtant un

  1. Ces wickets, qui forment en quelque sorte la base du jeu de cricket, ont la forme d’un énorme gril à trois branches, assez écartées les unes des autres pour laisser passer la balle. La stratégie du jeu, qui est d’ailleurs fort compliqué, consiste surtout à attaquer et à défendre ces barres. On les attaque en jetant une balle avec la main (bowling) ; on les défend en repoussant et détournant cette même balle avec une crosse de bois (batting).