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— Mon lieutenant, s’écria-t-il, le colonel est dans la cour. Il cherche votre chambre, tout à l’heure il l’aura trouvée.

L’éclair qui s’était si malencontreusement allumé dans les yeux de Laure s’éteignit aussitôt. Le regard de Laërte au contraire prit quelque chose d’ardent et de résolu. — Soyez tranquille, dit-il à la malheureuse qui tremblait derrière lui, je vous jure que personne n’entrera ici.

Mais le destin s’était ri de ce serment avant même qu’on eut achevé de le prononcer. Une main agitée par une force surhumaine saisit l’épaule osseuse de Mérino et jeta cette longue figure d’hidalgo contre une muraille. Zabori lui-même fut violemment frappé par la porte qu’il avait entr’ouverte, et le colonel posa son pied sur le sol de cette chambre dont on voulait lui défendre l’entrée. Il était ce terrible personnage qui est au fond de presque tous les hommes, mais que les grandes passions seules ont le pouvoir d’évoquer. Les lèvres tremblantes, le front livide, revêtu par une colère inouïe d’une apparence inconnue, il était ce que nous serons peut-être dans les régions d’épouvante après notre mort : une sorte d’effroyable effigie de ce qu’il avait jusqu’alors été.

Laërte, semblable à tous les hommes de sa trempe, pouvait être surpris par un danger qui, au lieu de s’adresser à sa chair, prenait ces formes qui s’attaquent directement à l’esprit. Il éprouva donc un moment quelque chose qu’il n’avait pas ressenti encore : il était en arrêt devant un spectre; mais le colonel le rendit aux mouvemens habituels de sa nature par un geste soudain suivi d’une rapide agression. M. de Sennemont tira de sa tunique entr’ouverte un pistolet à deux coups : deux balles, adressées sans doute, l’une à la marquise, l’autre à Zabori, allèrent s’enfoncer dans le mur blanc de la chambre. L’arme vengeresse n’avait atteint personne. La mort était dans le cœur de l’époux outragé, elle n’était point dans sa main.

Sennemont laissa tomber le pistolet qui venait de le trahir et tira vivement le sabre droit à poignée de fer qu’il portait au côté. Laërte alors à son tour saisit son sabre, qui était accroché à la muraille : c’était une arme semblable à celle du colonel, une lame droite et mince également propre au duel et à la guerre. On sait ce que devenait Zabori dès qu’il sentait entre ses mains une garde d’épée. En ce moment d’ailleurs il avait à défendre une femme dont il était soudainement devenu l’unique appui. Son fer fut donc bientôt engagé avec celui du colonel. L’issue du combat qui se livrait dans cet étroit espace ne pouvait pas être douteuse. Sennemont n’avait ni la jeunesse ni l’habileté de son adversaire, puis la fureur qui conduisait son bras était aveugle. Son arme décrivait dans le vide