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étrangère. Somme toute, c’était contre lui beaucoup plutôt que contre sa complice qu’il était en droit de s’indigner. Laure était une coquette vulgaire, soit; mais c’était une coquette d’instinct, de tempérament, de naissance. Elle était sortie des coulisses invisibles où le destin habille ses acteurs, toute parée pour le rôle qu’elle jouait de son mieux sur le théâtre de la vie. Laërte au contraire n’était destiné ni au frivole emploi des jeunes premiers, ni à l’immoral emploi des suborneurs. Il n’appartenait pas à cette troupe d’histrions subalternes qui ne distinguent pas leur masque de leur chair, que le ciel n’a point daigné initier au secret de la comédie où ils figurent : ce n’était pas enfin une marionnette humaine, c’était un homme dans toute l’acception du mot.

Mme de Sennemont arriva. Laërte ne put point parvenir à cacher subitement l’état d’esprit où le trouvait cette visite, et les premières paroles qu’il échangea avec Laure se ressentirent de ses mauvaises dispositions. La marquise, fort affectée d’ordinaire, était plus que jamais ce jour-là en rupture ouverte avec le naturel. Elle commença par exprimer une terreur à la fois mignarde et dramatique au sujet de la course qu’elle venait d’accomplir dans les rues de Blidah. Laërte accueillit assez brutalement cet effroi : il dit à Mme de Sennemont qu’elle avait tort de s’exposer à des émotions qui semblaient lui être si pénibles; il ajouta que du reste cette terreur, malgré ce qu’elle avait d’exagéré et d’un peu fatigant dans l’expression, n’était pas dénuée de fondement, que M. de Sennemont lui paraissait depuis quelques jours en proie à des accès de noire tristesse, enfin qu’il croyait sentir dans l’air un danger d’un ordre sérieux. À ce mot de danger, la marquise commit la faute vulgaire d’attacher sur Zabori un regard tout enflammé d’héroïsme qui semblait contenir la demande de don Diègue à Rodrigue. Laërte faisait profession d’exécrer chez les femmes toutes les démonstrations d’impétueux courage. Il prétendait que ces démonstrations-là le glaçaient soudainement; rien, disait-il, ne lui était plus insupportable que de voir la rapière du capitaine Fracasse sortir tout à coup d’un cotillon. Il prit donc son visage le plus froid pour répondre à l’altière œillade de Laure. C’est ainsi que tout semblait annoncer la plus désagréable séance pour ces deux êtres qui allaient l’un à l’autre en foulant aux pieds tant de dignes et saintes choses, quand un bruit se fit entendre à la porte de la chambre où tout ceci se passait. Laërte se précipita vers cette porte et l’entre-bâilla, il reconnut le visage du curé Mérino. Les traits habituellement impassibles de l’Espagnol avaient quelque chose d’insolite; on sentait que, sur la mate pâleur de son teint, l’ombre de quelque catastrophe prochaine venait de se projeter.