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formé une amitié particulière avec le cheval de la marquise. Bientôt l’entrain de la course et les rayons rouges du soleil couchant donnèrent au visage de Laure un éclat inaccoutumé; un de ses bandeaux noirs se détacha et vint effleurer la joue de Laërte : c’était la plus irritable et la plus passionnée des joues; d’après l’impression qu’y produisait la main d’un homme, on peut juger de l’effet que devait y causer l’attouchement d’une chevelure féminine. M. de Sennemont galopait en arrière. Dieu a institué le mariage, mais il semble que le diable ait été chargé de le régler. Les plus nobles, les meilleurs entre les maris sont soumis dans les petites choses à une série de lois qui évidemment ont été écrites sur des tables infernales. Quant à Serpier, on avait prudemment omis de l’inviter à cette promenade. On avait deviné en lui un témoin malveillant. Rien ne pouvait donc arrêter, sur la pente où tant de circonstances le précipitaient, l’entretien engagé entre Laure et Zabori.

Quand leurs chevaux se mirent au pas et quand le colonel les rejoignit, que s’étaient-ils dit? C’est assurément ce que je ne voudrais pas répéter. Les paroles qui sortent des cœurs embrasés par un véritable amour ne sauraient pas être reproduites : c’est une flamme qu’on essaie en vain de fixer. Et quant à ces phrases banales que la galanterie met sur les lèvres de ses serviteurs, il faut les laisser à la conscience de ceux qui les ont prononcées : c’est une masse indigeste qu’il est trop pénible de remuer. Je me bornerai donc à dire qu’entre la marquise et Zabori quelque chose d’irréparable s’était passé. En quelques instans, on avait rédigé et signé un traité qui dépouillait de son royaume le plus honnête homme de ce monde au profit d’un conquérant malencontreux et déjà rempli de remords.

Après cette fâcheuse excursion, Laërte alla dîner chez le colonel, que Serpier vint visiter le soir suivant sa coutume. Yves, dès qu’il fut entré dans le salon, s’aperçut que son ami avait été infidèle à la foi jurée, et que le fléau dont il s’était efforcé d’arrêter la marche avait fait des progrès qui désormais rendraient inutile tout acte de dévouement. Serpier avait conservé ce coup d’œil parisien qui fait découvrir au peuple des salons les pistes d’une intrigue avec la merveilleuse sagacité que mettent les sauvages à reconnaître d’autres pistes, (i Allons, se dit-il, j’arrive trop tard, voilà des regards qui sonnent l’hallali! Il ne me reste plus qu’à prendre des mesures pour ne pas assister à la curée. »

Tout en tenant ce discours intérieur, il ne pouvait s’empêcher de contempler Sennemont. Par une cruelle ironie de la destinée, jamais les traits du marquis n’avaient eu une plus noble, une plus confiante, une plus heureuse expression. On parla de la promenade