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discours qu’il avait commencé avec une sérieuse indignation au fond du cœur. Il eut toutefois le rare mérite de s’arrêter sur la pente où il se sentait glisser. — Qui sait, s’écria-t-il tout à coup comme si à la clarté de quelque sanglant éclair il eût pénétré dans l’avenir, qui sait si ces mots de bourreau et d’assassinat, dont je crois me servir comme de métaphores, ne trouveront pas quelque jour leur application exacte dans ta conduite vis-à-vis d’un homme plein d’honneur et d’énergie? Sennemont appartient à une race flamande qui s’est autrefois croisée avec les vieilles races espagnoles. Quoiqu’il ait tout l’esprit du XVIIIe siècle, il n’en a point la morale relâchée, et n’en suivrait pas les lois débonnaires. Or en venir, comme tu y serais forcé peut-être, à tuer un homme parce qu’il défend son bien, c’est là une affreuse chose. Et quand ce bien est un misérable hochet, n’existant à l’état de trésor que pour celui auquel il appartient, c’est une chose plus affreuse encore. Voler à un enfant son jouet, à un aveugle sa musette, c’est une lâcheté. Tiens, voilà que je me sens remué et que j’ai perdu toute envie de rire.

Laërte trouvait à part lui que les paroles de son compagnon étaient pleines de générosité et de justesse. Il promit à Yves, sur le seuil de sa maison, de faire tous ses efforts pour sortir du mauvais pas où il s’était engagé, et le quitta en lui donnant une énergique poignée de main toute remplie de bonnes résolutions. Il s’endormit dans de si louables desseins, qu’il goûta un sommeil dont il avait perdu l’habitude; mais, dans la matinée du lendemain, il reçut un petit billet signé « Laure, marquise de Sennemont. » On l’engageait à une partie équestre qui devait avoir lieu dans les alentours de Blidah. Le billet ne renfermait pas un mot qui pût sérieusement compromettre celle dont il portait la signature; le style en était toutefois d’une nuance douce et tendre que ne pouvaient méconnaître des yeux habitués à toutes les couleurs disposées sur la palette de la galanterie. La partie projetée eut lieu vers la fin de la journée. Laure était vraiment séduisante dans son habit de cheval. Puis, quelle formidable complice que l’Afrique dans une intrigue amoureuse! Le paysage était éclairé par cette lumière attendrie qui annonce les adieux du soleil : le dieu superbe et charmant commençait à se draper dans son manteau de pourpre, pour envoyer à la terre son dernier baiser. Quoique l’air ne fût traversé par aucun souffle sensible, les orangers frémissaient mollement. Ils ressemblaient à ces arbres des jardins féeriques, prisons enchantées de belles nymphes. Les chevaux vifs et joyeux s’associaient à ces magnificences de la nature; ils bondissaient comme si l’air les eût enivrés, et se flairaient de leurs naseaux dilatés dans un pétulant échange de caresses. Laërte montait un cheval qui paraissait avoir