Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reprendre son sommeil interrompu. Quelques officiers seulement se promenèrent dans le camp pour s’assurer qu’aucune panique n’était à craindre, et qu’on suivait ponctuellement les recommandations faites à l’avance. Leur ronde terminée, ces officiers revinrent eux-mêmes s’endormir au bruit de la fusillade.

Il est à croire que les Kabyles comprirent la vanité de leur démonstration, car leur feu cessa subitement, comme il avait commencé. La nuit, après cet incident, s’écoula sans aucune aventure. Le lendemain, au son de la diane, chacun se réveilla et se mit sur pieds, excepté deux ou trois hommes frappés dans leurs tentes par les balles nocturnes. La colonne allait poursuivre sa route; les mulets étaient chargés, les soldats avaient leurs sacs au dos; la ville nomade s’était repliée comme une seule tente, et elle se disposait à partir, portée par les gens et par les bêtes. On n’attendait plus pour se mettre en marche que le ralliement des troupes placées aux postes avancés sur les hauteurs, et ces troupes, on les apercevait déjà, cheminant sous les ordres de leurs chefs pour rejoindre les corps dont elles faisaient partie.

Serpier et Zabori portèrent en même temps leurs regards dans la direction où s’avançait la compagnie qu’Herwig devait ramener; sans avoir échangé une seule parole, ils avaient compris : leurs visages exprimaient une même anxiété. Tous deux aperçurent à la fois dans une clarté matinale le fanion rouge de l’ambulance, que l’on avait envoyée sur la ligne des grand’gardes. Un vent léger se jouait dans ce drapeau sacré du courage et du malheur. Les mulets, chargés de blessés, venaient l’un après l’autre prendre leurs places dans la colonne: ils s’avançaient lentement, comme s’ils avaient eu l’intelligence des fardeaux qu’ils portaient; mais ils se rapprochaient toutefois, et l’on entendait des cris qui, sous l’action de certaines blessures, s’échappent parfois des natures les plus stoïques. Cependant, sur un cacolet, on voyait une figure muette et sanglante qui n’exprimait la douleur par aucun tressaillement de la chair et par aucune émission de la voix. Yves et Laërte poussèrent un cri : ils venaient de reconnaître Herwig. Le capitaine avait reçu une balle qui avait brisé son front, ce front large et bon, depuis nombre d’années déjà dégarni de cheveux, plus semblable au front d’un pasteur qu’à celui d’un soldat. Ses épaulettes tombaient flasques et molles des deux côtés de sa tunique entrouverte. Jamais peut-être objets inanimés n’eurent une expression plus touchante que ces reliques d’une vie obscure et dévouée. Ces épaulettes avaient été si noblement conquises, si honnêtement portées! Chacune des minces tresser d’or dont se composait cette modeste magnificence répondait à une vertu. Dans une tristesse poignante,