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suis cet oiseau, Laërte, et, avant de m’envoler pour toujours, j’ai voulu revenir un moment voltiger autour de vous. Adieu, je ne désire point vous revoir. Peut-être sommes-nous destinés à nous rencontrer pourtant; mais nos cœurs n’auront rien à se dire, les cendres mêmes de notre amour en auront sans doute disparu. Je n’écris pas à mon père; nulle lettre ne pourrait adoucir le chagrin que je lui cause. En partant, je le bénis. Peut-être la bénédiction de la vierge folle lui portera-t-elle bonheur! »

Laërte, après la lecture de celle lettre, tomba dans une douloureuse rêverie. Les coups de la malicieuse fille avaient porté juste. Il s’accablait de cruels reproches et passait dans son âme une lugubre revue de toutes les mésaventures qui déjà remplissaient sa vie. Le bien-être d’esprit dans lequel il se recueillait un moment auparavant s’était complètement évanoui. Ses pensées avaient repris la sombre livrée dont elles s’étaient dépouillées depuis quelque temps. Il était en proie aux réflexions les plus chagrines, quand il vit arriver à lui son ami et son compagnon, Yves de Serpier.

Yves s’assit en face de son frère d’armes sur un bidon oublié par le curé Mérino. Il s’installa gravement sur ce siège bizarre comme un homme qui se dispose à tenir des discours longs et solennels. « Je viens d’avoir, dit-il, avec le capitaine Herwig un entretien dont il faut absolument que je vous fasse part. Je crois avoir découvert un secret d’une nature si douloureuse que je voudrais de toute mon âme m’être trompé. Vous savez qu’Herwig commande la gauche que l’on a chargée d’occuper la grande hauteur placée à la gauche de notre camp. Tout à l’heure, avant de partir pour son poste, notre vieux camarade m’a fait appeler, et il m’a remis avec une solennité qui n’est pas dans ses habitudes une lettre à votre adresse. — Je désire, m’a-t-il dit, que vous donniez vous-même cette lettre au comte Zabori, si je viens cette nuit à être tué. — Puis il a ajouté : Vous qui avez des relations fréquentes et intimes avec ce jeune officier, croyez-vous qu’il possède un cœur propre à entendre dans un moment suprême l’appel d’un honnête homme? — cette question m’a étonné, et je suis resté muet quelques instans. Le visage et la parole d’Herwig se sont alors également animés. — Assurément, a-t-il poursuivi, il vous fera part de cette lettre, et s’il éprouvait quelque hésitation devant la prière qu’elle contient, je compterais sur vous, que je connais si bien. — Puisque vous comptez sur moi, lui ai-je répondu, commencez dès à présent, mon cher ami, je vous en supplie, à ne point me parler d’une manière aussi énigmatique. Je n’ai jamais voulu pénétrer de force dans la confiance de personne; mais je déteste les mystères incomplets, je hais les voiles à demi soulevés. Les réticences ne sont pas dignes d’hommes tels que nous dans