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rassasié de chants, d’harmonies exquises et profondes, lorsque arrivait à Paris M. Sivori, le plus étonnant violoniste qui ait apparu depuis Paganini, son compatriote et son maître. Il s’est produit dans un concert de bienfaisance donné au Cirque Napoléon le 10 mai. Après un programme des plus remplis, où M. Alard avait exécuté, avec le talent sûr et noble qu’on lui connaît, le concerto de Mendelssohn, M. Sivori est apparu à onze heures du soir devant un public de quatre mille personnes, qu’il a ému, qu’il a ravi pendant cinq quarts d’heure. Il a joué le très long concerto en si mineur de Paganini, un peu arrangé par la fantaisie du disciple, et sur ce thème d’une difficulté extrême M. Sivori a fait pleurer, il a fait rire, et il aurait fait danser, je crois, tous ceux qui l’écoutaient bouche béante. Le succès de M. Sivori a été immense, et je n’ai jamais vu de ma vie une pareille ovation. M. Sivori est aujourd’hui le violoniste le plus étonnant qu’il y ait en Europe. Enfin la saison musicale a été close avec éclat par un virtuose éminent d’un autre genre, M. Thalberg, qui, après dix ans d’absence, est venu se faire admirer aussi des Parisiens. Il a donné quatre soirées dans les salons d’Érard, où il a fait résonner sous ses doigts élégans les beaux et bons instrumens de cette maison princière. M. Thalberg est un pianiste au jeu placide et fleuri, un beau ténor italien qui chante sur son clavier des canzonette ravissantes de sa composition, et qu’il intitule Soirées du Pausilippe. Il les a dédiées à son génie de prédilection, Rossini. Après avoir émerveillé un public d’élite, où les femmes étaient en majorité, par ces compositions légères dans lesquelles la pensée musicale et le sentiment sont un peu effaces par l’élégance ingénieuse de la forme, M. Thalberg a fait ses adieux en exécutant un petit chef-d’œuvre de Rossini, pour le piano, intitulé la Tarentelle. Si vous saviez ce que sont les joyaux précieux que l’auteur des Soirées musicales s’amuse à ciseler pour le piano, vous en seriez émerveillé comme tous ceux qui ont eu le bonheur de les entendre dans le salon du maître, exécutés par des artistes aussi distingués que M. Rosenhain ou Mme Tardieu-Malleville. Imaginez une troupe joyeuse de Napolitains qui dansent au milieu d’une grande route. Tout à coup on entend une petite clochette qui annonce l’approche d’une procession. La danse s’arrête, la procession passe en chantant de pieuses litanies qui forment un contraste saisissant avec les rhythmes joyeux entendus avant. Puis, le bruit de la procession s’étant éloigné, la danse s’ébranle de nouveau, et la tarentelle éclate comme un feu d’artifice. M. Thalberg a rendu les finesses de ce petit drame enchanteur avec la délicatesse de touche et la belle sonorité qui distinguent son admirable talent.

La conclusion à tirer de ces fêtes merveilleuses, de ces concerts nombreux et variés, de ces virtuoses grands et petits que nous venons d’apprécier, c’est que la musique, dans sa partie la plus pure et la plus idéale, se propage de plus en plus en France, et qu’elle devient un besoin esthétique de la société. Aussi est-il facile de prévoir qu’en face de ce développement inouï de la musique instrumentale, les théâtres lyriques, avec leurs maigres productions interprétées par les chanteurs que nous entendons, auront bien de la peine à lutter contre l’effet produit par une symphonie de Beethoven exécutée par un grand orchestre devant quatre mille auditeurs.


P. SCUDO.