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Le vieil André de Serpier, qui mourut sur la place publique de Nantes, pour avoir eu une fois dans sa vie l’âme trop miséricordieuse vis-à-vis des bleus, fut récompensé sous la restauration dans la personne de son fils. On créa Louis de Serpier marquis, et on lui donna le commandement d’un régiment de la garde. Blessé dans les rues de Paris en 1830, Louis se retira dans le coin de terre qu’il possédait en Vendée; mais il exigea que son fils Yves, qui avait déjà débuté dans le service militaire, restât sous le drapeau de la France. Quoique son existence en définitive eût été assez obscure, ce Louis avait dans le cœur de grandes choses. Marquis populaire, né d’un sol où la sueur de son front avait coulé avant le sang de ses veines, il était attaché à sa patrie par un vigoureux amour. Or il y a dans l’amour quelque chose de divinatoire, c’est un sentiment qui ne peut pas longtemps errer. De là cette tendresse sacrée avec laquelle les enfans des vieilles races, tout en sachant brisés à jamais les plus chers de leurs jouets et les plus vénérables de leurs reliques, viennent tout à coup un beau jour faire leur soumission à un pays dont ils ne veulent pas rester séparés. Louis, avant de mourir, vit son fils porter cette cocarde tricolore qu’il s’était cru condamné pour toujours à maudire. Seulement il voulut qu’Yves allât poursuivre sa carrière en Afrique; un air traversé par les balles lui semblait la seule atmosphère où pût s’épanouir ce rejeton du supplicié vendéen.

Yves obéit avec joie aux volontés de son père, quoique Paris lui tînt au cœur par des liens puissans et secrets. Naguère lieutenant aux grenadiers de la garde, il avait passé la plus chaude époque de sa vie dans cette ville qui avait réjoui et tourmenté sa jeunesse. On avait cité le comte de Serpier parmi les hommes à la mode. Il n’appartenait cependant en rien à l’inepte et frivole espèce que désigne d’habitude ce mot. Seulement un tour chevaleresque dans l’esprit et un mouvement passionné dans le cœur l’avaient désigné à l’attention des femmes. La reine d’une société évanouie, cette duchesse de B... qui, quelques jours après la révolution de juillet, se laissa choir en même temps dans la retraite et dans les années, disait de lui qu’il était occupant. Yves eut plusieurs aventures où il apporta constamment quelque chose d’ardent et d’ingénu qui faisait une originalité en amour. Un de ces attachemens dont je n’ai point à parler ici fut célèbre. C’est un vrai romacero parisien rempli de détails poignans, d’émotions violentes et désespérées, quoique tout y soit enfermé en définitive dans une forme d’une correction élégante. Serpier s’était épris éperdument d’une femme qui l’avait atteint au plus vif de sa loi amoureuse sans le frapper par aucune de ces trahisons grossières justiciables des tribunaux ordinaires de galanterie. A l’heure où il intervient dans ce récit, cette passion