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dans les mêmes régions. Le brick du capitaine Mégas n’avait plus dehors un seul bout de toile : ce n’était plus qu’un bois fragile opposant à des caprices furieux la force unique de l’inertie; mais la dernière couche réservée à Zabori n’était point ce lit profond où il semble que l’on doit si bien dormir. Le sang de ses veines appartenait de droit à cette terre qu’il avait abreuvée déjà du sang d’autrui. Un matin, il crut apercevoir une forme blanche debout dans les premiers rayons du soleil : c’était Alger qui se montrait à lui.

Il était parti de Venise dans les premiers jours de février, il entra dans le port d’Alger le 3 mars. L’Afrique à cette époque de l’année est dans tout l’éclat de sa gloire printanière. Jamais Alger n’avait été plus en beauté que ce jour-là. Quoique cette antique capitale de la piraterie passe pour la patrie des plus redoutables sorciers, et que, suivant Shakspeare, elle ait donné le jour à Sycorax, la mère de Caliban, je n’ai jamais pu m’y représenter que les plus aimables magiciennes. Tout y est disposé pour plaire, et les captifs que des chaînes y retenaient jadis n’auraient jamais voulu la fuir, s’ils l’avaient habitée en compagnie de la liberté. Le ciel y a la gaîté du ciel italien. Hormis quelques splendides journées d’été où il devient tout à coup le fond d’or des tableaux byzantins, c’est un rideau léger d’un bleu un peu pâle qui semble cacher de joyeux mystères. Les maisons y sont groupées au bord de la mer, blanches et élancées comme des jeunes filles dans un chœur. Laërte subit un attrait que bien d’autres subiront après lui. En gravissant, sous un soleil qui n’avait pas encore de cruelles caresses, les pentes que l’on est obligé de suivre pour arriver au cœur de la ville, il sentait son âme éclairée par la lumière dans laquelle il s’avançait. Il fut effleuré en passant par des formes gracieuses et bizarres qui lui semblèrent des spectres sourians, amis du mouvement et du grand jour. C’étaient ces femmes mauresques qui cachent sous une sorte de linceul sans terreur l’éclat de leurs yeux noirs et de leurs déshabillés roses. De grandes figures également enveloppées de vêtemens blancs passaient au milieu de ces apparitions légères; c’étaient des Arabes foulant avec une dignité de chefs sauvages le sol conquis par les armes françaises et jetant un regard de dédain sur une autre race d’hommes, sur les Maures, qui, eux aussi, respiraient cet air d’Alger la ceinture dénouée, la pipe à la main et des fleurs sous les plis de leurs turbans.

Tous ces personnages d’un aspect nouveau et fantasque enlevaient Laërte au sentiment de la réalité. Un spectacle d’une autre espèce le fit rentrer dans l’ordre habituel de ses pensées, tout en agissant fortement sur lui. Il entendit le bruit d’un clairon et vit passer une compagnie de soldats français qui allait relever un poste. C’était la première fois qu’il apercevait ces hommes dont les exploits l’avaient