Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/987

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cadavre du prince Strénitz, il avait pris le parti d’aller servir dans la légion étrangère, si on lui accordait la facilité de quitter son pays. Or, comme je veux porter la lumière dans tous les plis de cette âme, ce projet, je dois le dire, avait considérablement éclairci chez lui la sombre humeur fort naturelle chez un homme qui vient de tuer son beau-père, et qui a pour avenir une vie tout entière loin de sa patrie. Si Laërte put s’abandonner à un sentiment qui ressemblait presque à du plaisir quand la chair où venait d’entrer son épée était à ses côtés inerte et saignante, cahotée par la voiture où il roulait, on peut comprendre ce qu’il éprouva, séparé déjà par quelques heures d’un acte redoutable et emporté vers un but désiré.

Dans la chaise de poste qui l’emmenait sur la route du Tyrol (c’était à Venise qu’il comptait s’embarquer), il se surprit à ressentir quelques-uns de ces grands élans d’un bonheur audacieux et triste, connus uniquement de la jeunesse. Une pensée cependant traversait par momens son esprit et en chassait cette tristesse factice secrètement mêlée de joie, l’attribut des années printanières, pour y faire régner la vraie et sombre tristesse de notre maturité. Laërte était bien loin d’être un impie, quoiqu’il eût cette foi incomplète et ternie de notre siècle, fragment d’une glace brisée où nulle grande et pure image ne peut plus se réfléchir. Les liens de la société où il avait passé sa vie étaient des liens détendus, mais non point rompus par les mouvemens impétueux de son cœur. Il songeait donc avec effroi à l’engagement qu’il avait contracté devant Dieu vis-à-vis d’une créature dont il s’éloignait pour toujours. Laërte a été souvent sous l’oppression de cette épouvante intérieure; c’est pour cela que je la signale, car cette émotion sans cesse renaissante et connue de lui seul est certainement entrée pour une grande part dans les fatales allures de sa vie.

Pourtant, puisque je ne veux rien cacher dans ce sincère récit, je dois déclarer sur-le-champ que celle dont le souvenir exerçait cette obsession sur une âme virile ne sembla jamais recevoir une impression pénible des destins auxquels sa propre existence était mêlée. Pour en finir immédiatement avec la comtesse Laërte Zabori, qui joue un rôle presque invisible dans cette histoire, je dirai que cette femme fut, comme lady Byron, une sorte d’énigme dont le public n’a jamais su le mot. La main de l’amour n’a point soulevé les voiles de sa jeunesse, et la vieillesse maintenant commence à jeter sur elle un voile nouveau qui ne doit pas être déchiré dans cette vie. Elle est entourée à Vienne d’un grand respect. Depuis le jour où son mari l’a quittée, elle s’est consacrée avec une application soutenue aux bonnes œuvres, sans abandonner pourtant les routes du monde et se mettre à suivre la charité dans ses sentiers embrasés. Aussi on entend derrière ses pas le concert des louanges hon-