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avait réunis, une nuit si étrange qu’elle pourra paraître invraisemblable à tous ceux que des mœurs régulières ont garantis des caprices dramatiques de la vie. Inès s’assit entre les deux hommes à qui elle venait d’être si fatale, et l’on servit silencieusement un thé qui acheva de porter cette scène au plus haut point de la fantaisie lugubre. La représentation après laquelle le prince avait eu la triste idée de se rendre chez sa maîtresse s’était terminée de bonne heure. Au moment même où le soufflet tombé sur le visage de Laërte rayait un homme d’entre les vivans, la grande aiguille d’une pendule dorée s’arrêtait sur la douzième heure. On était en hiver, le lever du jour était tardif: il fallait donc traverser dans le temps un espace désolé pour gagner l’heure attendue par une implacable vengeance. Tout ce que l’habitude de la vie mondaine dans ses situations les plus imprévues et les plus délicates peut donner d’aisance à un esprit n’empêchait point le diplomate d’être sous l’oppression d’un morne embarras. Laërte était calme et sombre; il lui semblait que sa destinée était assise à ses côtés comme un fantôme, et le thé de la courtisane avait pour lui les allures du funèbre repas dans lequel don Juan boit avec un hôte du tombeau. Malgré sa dépravation et sa légèreté, Inès elle-même souffrait de cette fatalité dont elle aussi portait le joug invisible. Enfin le moment arriva où ces trois personnes furent délivrées du châtiment exceptionnel qu’elles subissaient. A la fin de cette cruelle veille, le prince Strénitz s’était endormi d’un sommeil paisible au fond d’un fauteuil, tandis qu’Inès, le visage voilé de ses mains, le corps penché sur la table où s’éteignaient les bougies d’un candélabre, laissait ignorer si elle souffrait, dormait ou pleurait. Zabori se promenait d’un pas régulier dans le boudoir de la danseuse ; de temps en temps, arrivé à l’extrémité de cette pièce, il soulevait le rideau de velours qui couvrait une vaste croisée, et collait son visage aux vitres pour voir si quelque chose dans le ciel n’annonçait pas l’arrivée du jour. Après être resté si longtemps d’un noir désolant, ce ciel tant de fois interrogé prit une teinte de linceul. C’était l’aube de la matinée désirée. Laërte alors s’approcha de son beau-père assoupi, et le frappa doucement sur l’épaule. Malgré son humeur sceptique, le prince Strénitz, en se réveillant, eut la pensée d’un monde surnaturel dont il crut voir une figure. Le caractère germanique reparut en lui, et il lui sembla qu’un pâle archange venait le chercher pour le conduire dans les sentiers ténébreux des morts maudites.

Laërte fit monter son adversaire dans une voiture conduite par un serviteur qui lui était dévoué. Il se rendit d’abord à son domicile. Là il descendit de voiture un moment, et s’entretint tout bas avec son cocher, auquel il prescrivit de mettre pied à terre; il ne voulait point abandonner un seul instant l’homme qu’il conduisait