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Seulement ce singulier garçon mettait un extrême esprit d’honnêteté à ne s’accorder qu’avec réserve ce dernier plaisir. Précisément même parce qu’il aimait le duel, Laërte se fût reproché d’être querelleur; mais quand sa bonne fortune lui envoyait quelque félon ou quelque mal appris qu’il pouvait corriger en toute sûreté de conscience, il éprouvait un profond sentiment de bonheur. Jusqu’à l’heure où il arrivait sur le terrain, il ressentait quelque chose de comparable à cette joyeuse impatience de l’enfant auquel un amusement a été promis. En présence de son adversaire et le combat engagé, il s’abandonnait à toute sorte de jouissances intimes qui changeaient de nature suivant ses dispositions du jour. Tantôt il lui prenait fantaisie d’être farouche comme un dieu d’Ossian, et il se donnait alors le passe-temps de ce qu’il nommait son « duel scandinave; » tantôt un caprice soudain le portait vers ces élégantes rencontres du dernier siècle où se croisaient galamment, avec de réciproques agaceries, de petites épées fluettes et enrubannées, et il avait alors ce qu’il appelait son « duel Richelieu. » Dans le jardin de; batailles, il n’existait aucune fleur que sa main dédaignât de cueillir.

L’esprit de justice et de raison ordonnait évidemment que l’on facilitât le plus promptement possible à un homme ainsi bâti l’entrée d’une carrière aventureuse; mais le comte François poursuivait impitoyablement ses projets. Il obtint d’abord pour Laërte une lieutenance dans un régiment qui lui semblait n’avoir aucune chance de faire campagne. Il espéra qu’un splendide uniforme et la garnison de Vienne combattraient les belliqueux vouloirs de son neveu; puis enfin il aborda franchement le but vers lequel il marchait depuis des années qui commençaient à lui paraître bien longues : il enjoignit à Laërte de se marier. La femme qu’il destinait à ce précieux héritier était du reste une personne de grande beauté et de grande naissance, la fille du prince Strénitz, l’homme d’état qui, suivant les adages d’une politique un peu surannée, avait réuni le plus grand nombre des qualités nécessaires pour retourner dans leur fit de souffrance les peuples de nos âges maladifs.

Puisque nous voici au moment où Laërte va se marier, je crois qu’il serait à propos de dire quelques mots sur la manière dont ce jeune homme entendait l’amour. C’était de tous les êtres que Dieu ait jamais créés le moins fait assurément pour des liens durables, non point cependant qu’il fût possédé par cet esprit de galanterie sensuelle ou de séduction démoniaque représenté par les types des Joconde et des Lovelace. Il avait le respect des femmes et désirait apporter dans les choses du cœur autant de délicatesse que de probité; mais son humeur aventureuse le dominait en matière sentimentale comme en toute autre matière. L’horreur du connu le saisissait aux